CHAPITRE II
Louis-Philippe en garnison à Valenciennes. - Une lettre de Louis-Philippe en 1792. - La guerre est déclarée (20 avril 1792). - Combat de Mons. - Louis-Philippe est nommé Maréchal de Camp. - Il
sert sous les ordres des généraux Kellermann et Dumouriez. - Bataille de Valmy (20 septembre 1792). Brillante conduite de Louis-Philippe. - Il va à Paris. - Sa curieuse conversation avec
Danton (24 septembre 1792).
Au milieu d'août 1791, le régiment
de dragons, que le Duc de Chartres commandait, fut envoyé à la frontière, car les préparatifs de guerre se poursuivaient avec activité, et personne ne doutait qu'elle ne dût bientôt éclater.
La garnison du 14e régiment de dragons était Valenciennes. Après quelques jours passés à Paris, le Prince rejoignit ses dragons à Valenciennes, et il y passa l'hiver, remplissant les
fonctions de Commandant de place. C'est à cette époque que, tout en faisant bravement son devoir, Louis-Philippe laissait percer déjà dans ses entretiens et sa correspondance cet amour
éclairé de la paix qui devait, quarante ans plus tard, guider sa politique. Au moment même, où ilallait montrer des
qualités militaires de premier ordre, ilregardait déjà la guerre comme un des fléaux de l'humanité.
Voici ce qu'il écrivait, en 1792, à M. Tb. de Lameth
:
Valenciennes, octobre 1792.
Mon cher Monsieur,
Me voilà ici depuis hier; j'y ai trouvé une nouvelle mission. Comme le plus ancien colonel de la division, j'ai dû prendre le
commandement de la place, et je suis fort occupé.
Je viens de recevoir l'avis du décret rendu contre les princes français. Quelle que soit mon opinion sur cet acte, je m'y soumets avec
le respect que j'aurai toujours pour les lois de mon pays ; mais je crains bien que les princes de ma famille, qui n'ont pas été élevés comme j'ai eu le bonheur de l'être, ne voient dans ce
décret une occasion de troubles, et que dans leur intérêt même ils ne soient disposés à le combattre par la guerre étrangère, la guerre que je regarderai toujours comme le plus terrible fléau
de l'humanité. Je ne sache pas de plus grand malheur pour une nation...
Depuis Huningue jusqu'à Dunkerque trois corps d'armée défendaient
la France sous les ordres du maréchal de Rochambeau, du maréchal Luckner et du général de Lafayette. Le gouvernement autrichien n'ayant pas donné de réponse satisfaisante sur la réunion des
nombreuses troupes réunies dans l'Électorat de Trèves, le 20 avril 1792, la guerre fut déclarée par la France.
Le Duc de Biron, ami du Duc d'Orléans, était chargé du commandement des troupes rassemblées à Valenciennes et à Maubeuge. C'est sous
ses ordres que le Duc de Chartres fit ses premières armes. Biron, avec six escadrons et six bataillons, s'avança sur Quiévrain puis sur le village de Boussu occupé par les Autrichiens qui
défendaient les hauteurs près de Mons. Un combat eut lieu sans grand avantage de part et d'autre, quand tout à coup dans la soirée, une panique nullement justifiée se manifeste dans la
cavalerie française. Heureusement que le Duc de Chartres et les officiers se jettent en avant, et arrêtent les fuyards, non sans risquer leur vie plusieurs fois. On crut que la trahison n'était
pas étrangère à cette fausse alerte. Le général de Biron rendit hommage aux officiers qui avaient si courageusement fait leur devoir. Le 14 mai le Duc de Chartres était nommé maréchal de camp,
en même temps que Berthier, qui plus tard devint Prince de Wagram.
En juin, l'armée française marche sur Courtrai : le Duc de Chartres prend part à la prise de la ville. Le maréchal Luckner était
remplacé par Kellermann. Le jeune Prince, à la tête de sa brigade, composée des 14e et 17e dragons, vient se mettre sous les ordres du nouveau commandant : - Corbleu ! lui dit Kellermann, je
n'ai pas encore vu d'officier général aussi jeune. Comment diable avez-vous déjà ce grade ? - C'est que je suis le fils de celui qui vous a fait colonel. - Eh bien! je suis enchanté de vous
avoir sous mes ordres, car on m'a dit que vous étiez un brave militaire... Tous deux devaient bientôt se couvrir de gloire. La France était envahie. La patrie avait été déclarée en danger au
mois de juillet. Grand était l'enthousiasme produit par l'enrôlement des volontaires. De toutes parts arrivaient des bataillons qui, à peine équipés, partaient pour la frontière. En trois
jours, la ville de Paris, seule, avait armé et mis sur pied quarante-huit bataillons d'infanterie formant un total de 32 000 hommes. Ces troupes n'étaient pas encore aguerries et étaient peu
disciplinées, mais arrivées à Châlons-sur-Marne où le maréchal Luckner commandait la réserve, elles se formèrent vite.
Le général Dumouriez avait reçu le commandement en chef de l'armée du Nord. En peu de jours, avec une activité extrême, il accomplit
ses réformes et réussit à établir partout l'ordre le plus parfait. C'est qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Les Prussiens avaient pris Longwy, Verdun et menaçaient Thionville. Dumouriez
comprit que les défilés de l'Argonne étaient la meilleure ligne de défense pour arrêter l'ennemi. Il s'y porta par une marche rapide, et écrivit au Gouvernement, à Paris, que si ces défilés
étaient les Thermopyles de la France il espérait bien être plus heureux que Léonidas. L'immense forêt de l'Argonne s'étend de Passavent à Sedan. Des cinq grands défilés, Dumouriez choisit les
deux plus importants, Grandpré et les Islettes. A Paris, on aurait voulu que la Marne fut adoptée comme ligne de défense (ce qui était une erreur), là où était l'armée de Kellermann qui devait
faire sa jonction avec celle de Dumouriez. Celui-ci fut inébranlable. Enfin Kellermann se décida à le rejoindre, et prit position, le 19 septembre 1792, sur la gauche de Dumouriez entre Valmy
et Dommartin-la-Planchette. Il campa sur deux lignes; la première sous les ordres du général Valence, la seconde sous ceux du général Duc de Chartres.
L'armée prussienne s'avançait dans les plaines de la Champagne et pénétrant jusqu'à Châlons, s'interposait entre l'armée française et
Châlons. Le 20 septembre avant le jour, les hussards prussiens surprirent, à Gisancourt, le 1er régiment de dragons, derrière le camp de Kellermann. Mais n'ayant pas d'infanterie avec eux, ils
durent se replier devant les troupes françaises, qui reprirent ce poste. A six heures du matin commença la canonnade : le combat était engagé. Le Duc de Chartres reçut l'ordre d'établir une
forte batterie d'artillerie sur le point le plus élevé des coteaux, au moulin de Valmy. L'ardeur était telle, que le Prince ne put obtenir d'aucun soldat de
rester à garder les bagages, et le bataillon de Saône-et-Loire le supplia de le conduire au combat : « Soit, répondit le Duc de Chartres, je n'exigerai pas que vous gardiez les bagages ; les
équipages se garderont tout seuls aujourd'hui. En avant !... » Tout cela avait fait perdre du temps, et il était près de huit heures lorsqu'il parvint, à la tête de son infanterie, au moulin de
Valmy: Arrivez vite, lui dit le général Stengel, je ne peux quitter ce poste avant de vous l'avoir laissé, et j'ai ordre d'occuper rapidement, avec mes troupes, la côte de l'Hyron... Il part,
et arrive à l'Hyron au moment où s'avançait une colonne prussienne qu'il repousse vigoureusement.
Le général Dumouriez, voyant que l'armée de Kellermann aurait à supporter l'effort principal de l'ennemi, avait pris ses dispositions
en conséquence. La canonnade augmentait, et les Prussiens concentraient le feu de leur artillerie sur le moulin de Valmy, où les Français perdaient beaucoup d'hommes. Sauf un moment, où un
obus fit sauter deux caissons pleins de cartouches, ce qui amena un peu de désordre, les troupes du Duc de Chartres, ralliées promptement par leur général, reprirent avec avantage leur place
dans la ligne de combat. L'ardeur et l'entrain étaient extrêmes, quand un dragon ou un carabinier se trouvait démonté, il venait se placer dans l'infanterie, la carabine sur l'épaule, pour
continuer à se battre.
Le brouillard se dissipa vers onze heures et on découvrit l'armée ennemie qui se déployait lentement, mais en très bon ordre : 100
000 hommes étaient en présence. Vers deux heures les Prussiens se disposaient à marcher en avant, quand leur chef, le duc de Brunswick, intimidé sans doute par l'aspect de l'armée française,
et les médiocres résultats obtenus depuis le matin, fit déployer trois fois ses colonnes sans jamais se décider à leur donner l'ordre d'avancer. Jusqu'à la nuit, la lutte fut donc réduite à une
canonnade qui ne cessait pas, et les officiers d'artillerie évaluèrent à 40 000 le nombre de coups de canon tirés par les deux armées ; Kellermann avait presque épuisé les munitions de ses
canons à la fin de la journée. La nuit mit fin à la lutte. Le Duc de Montpensier, frère du Duc de Chartres, était son aide de camp à la bataille de Valmy. Il se conduisit à cette bataille de
manière à mériter ce témoignage du général Kellermann :
Du quartier général de Dampierre-sur-Auve, le 21 septembre 1792, à neuf heures du soir.
Embarrassé du choix, je ne citerai, parmi ceux qui ont montré un grand courage, que M. le Duc de Chartres et son aide de camp, M. le
Duc de Montpensier, dont l'extrême jeunesse rend le sang-froid, à l'un des feux les plus soutenus qu'on puisse voir, extrêmement remarquable...
KELLERMANN (1).
Sans être une grande et décisive bataille, Valmy fut un succès pour l'armée française, car c'était la première fois que l'on voyait,
depuis le commencement de la campagne, une armée étrangère reculer devant la nation luttant pour son indépendance. Le roi de Prusse sentit tellement qu'il ferait une faute lourde en cherchant
à pénétrer en France, qu'un armistice eut lieu, bientôt suivi de l'évacuation totale du territoire français par l'ennemi.
Peu de jours avant la bataille de Valmy, le duc de Chartres avait été nommé gouverneur de Strasbourg ; mais il avait refusé de
s'enfermer dans une place forte et avait obtenu de rester dans l'armée active. Le général Dumouriez avait été à Paris, expliquer de vive voix au ministre son plan de campagne pour anéantir les
Autrichiens toujours en France. Il avait été précédé par le Duc de Chartres qui avait donné au ministre de la guerre, Servan, tous les détails sur la journée de Valmy.
M. Taine raconte ainsi le commencement de la curieuse conversation du Prince avec Danton : Nous devons d'en connaître la fin à une
personne qui approcha le Roi Louis-Philippe (2) :
« Le soir de la bataille de Valmy, le jeune officier est envoyé à Paris pour porter la nouvelle. En arrivant (22 ou 23 septembre 1792)
il apprend qu’on l'a remplacé, qu'il est nommé gouverneur de Strasbourg. Il va chez Servan, ministre de la guerre ; on refuse d'abord de l'introduire : Servan est malade, au lit, avec tous les
ministres autour de lui. Il dit qu'il arrive de l'armée et apporte des nouvelles ; il est admis, trouve en effet Servan au lit, avec différents personnages autour de lui, annonce la victoire.
- On l'interroge, il donne des détails. - Puis il se plaint d'avoir été remplacé, dit qu'il est trop jeune pour commander avec autorité à Strasbourg, redemande son poste dans l'armée active.
- « Impossible, répond Servan, la place est donnée, un autre est nommé. » Là-dessus un des personnages présents, d'une figure étrange et d'une voix rude, le prend à part et lui dit : « Servan
est un imbécile, venez me voir demain, j'arrangerai votre affaire. - Qui êtes-vous ? - Danton, ministre de la justice ». - Il va le lendemain chez Danton qui lui dit : « C'est arrangé, vous
aurez le même poste, pas sous Kellermann, mais sous Dumouriez. Cela vous va-t-il ? » - Le jeune homme, enchanté, remercie. L'autre reprend : « Un conseil avant votre départ, vous avez du
talent, vous arriverez; mais défaites-vous d'un défaut : vous parlez trop ; vous êtes à Paris depuis vingt-quatre heures, et, déjà, plusieurs fois, vous avez blâmé l'affaire de septembre... Je
le sais, je suis informé. - Mais c'est un massacre ; peut-on s'empêcher de trouver qu'il est horrible ? - C'est moi qui l’ai fait. Tous les Parisiens sont des j... f... Il fallait mettre une
rivière de sang entre eux et les émigrés. Vous êtes trop jeune pour comprendre de telles choses. Retournez à l'armée, c'est le seul poste aujourd'hui pour un homme comme vous et de votre rang.
Vous avez un avenir; mais n'oubliez pas qu'il faut vous taire. »
Danton continua ainsi :
« Tout cela, général, nous regarde nous, et non pas vous. Votre rôle n'est pas de faire de la politique, mais de vous battre
vaillamment pour votre pays, comme vous l'avez fait jusqu'à présent, je le reconnaît… je sais et je sens fort bien que cette République que nous venons de proclamer ne durera pas. Beaucoup de
sang sera encore répandu ; cependant la France sera ramenée par ses vices, peut-être aussi par ses vertus, à la monarchie. Mais l'ancien régime a fait son temps, on ne reviendra pas en
arrière, et les conquêtes de la Révolution ne risquent rien ; elles subsisteront toujours. Une monarchie démocratique sera établie. Jamais la France ne supportera la branche
aînée de votre famille !... tandis que vous, qui avez combattu sous le drapeau tricolore, vous aurez de grandes chances de régner. Aussi votre devoir est de vous réserver. Je vous étonne
sans doute en vous tenant ce langage, mais vous reverrai-je jamais, dit-il amèrement. Oh ! vous aurez une tâche difficile, celle de donner à ce peuple les deux biens qu'il désire le plus, et
qu’il sait le moins garder, l'ordre et la liberté… Vous en aurez une autre non moins grave aussi, celle d’assurer notre indépendance nationale, toujours menacée par la position géographique de
Paris. Vous saurez alors, vous qui aurez fait celle glorieuse campagne de 1792, où est le point faible. Il est ici. Souvenez-vous bien que Paris est le cœur de la France, et faites ce que nous
n’aurons pas eu le temps de faire, fortifiez bien Paris !... Allez maintenant, général, rejoignez l'armée de Dumouriez, et battez les Autrichiens... »
Le Duc de Chartres, très ému, s’inclina sans répondre, et se retira. Quarante ans plus tard, il était Roi des Français, et aimait
raconter les détails de cette entrevue. Il se souvenait aussi de la prédiction de Danton, et parvenait, non sans peine, à faire élever les fortifications de Paris, malgré une opposition
irréfléchie.
(1) Moniteur, 22 septembre 1792.
(2) Les Origines de la France contemporaine, par H. Taine, de l'Académie Française. La Révolution, Tome II ; La
Conquête Jacobine, pages 284 et 285.