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21 janvier 2008 1 21 /01 /janvier /2008 06:00
Livre du marquis de Flers paru en 1891, E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que le troisième chapitre d'une série de douze.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 

CHAPITRE III
Bataille de Jemmapes (6 novembre 1792). - Comment fut gagnée la bataille. - Combat d'Anderlecht. - L'armée française maîtresse de la Belgique. - Échec à Neerwinde (l8 mars 1793). Habile retraite. - Fureur de la Convention à Paris. - Commissaires envoyés pour arrêter le général Dumouriez. - Ils sont eux-mêmes arrêtés par le général. - ­Départ de Dumouriez pour l'exil accompagné de Louis­-Philippe et de son état-major. - Ordre du jour du géné­ral Dumouriez à son armée. - Arrestation de Philippe-­Égalité et de ses deux fils, le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais. - Premiers voyages de Louis-Philippe en exil. Il parcourt la Suisse (1793). - La Duchesse d'Or­léans pendant la Terreur. - Mort de Philippe-Égalité (6 no­vembre 1793).
 
            La bataille de Valmy avait appris aux Prussiens ce que peut un peuple vaillant, combattant pour la défense de ses foyers. Il était réservé aux Autrichiens de le reconnaître à Jemmapes. Cha­cune des deux armées était composée de 25 000 hommes environ. Du 3 au 5 novembre 1792 il y eut quelques combats d'avant-postes. Le 5 au soir, le général Dumouriez fit bivouaquer ses troupes en face de l'ennemi qui s'était retranché sur les hauteurs de Jemmapes. Les Autrichiens occupaient quatorze redoutes garnies de cent bouches à feu ; dans les bois environnants étaient disséminés les chasseurs tyroliens et une magni­fique cavalerie, placée en arrière, s'apprêtait à fondre sur nos bataillons, dès qu'ils auraient été entamés.
Dumouriez avait ainsi disposé ses troupes : le général de Beurnonville et le général de Dam­pierre formaient l'avant-garde, ayant devant eux la gauche de l'ennemi, le général d'Harville était à droite, et au centre le Duc de Chartres, qui avait ordre d'aborder Jemmapes de front. L'at­taque s'engagea le 6 novembre au matin. Elle a lieu d'abord mollement à droite ; Dumouriez s'en aperçoit, et envoie le colonel Thouvenot prendre le commandement. Celui-ci entraîne les colonnes impatientes, traverse Quaregnon, tourne Jem­mapes, et arrive avec impétuosité sur les Autri­chiens qui reculent, écrasés par une avalanche d'hommes, pleins d'enthousiasme et d'ardeur guerrière. Dumouriez forme en colonnes l'infan­terie du centre et, s'adressant aux soldats : « Voilà les hauteurs de Jemmapes, en avant, à la baïon­nette !... ». L'émulation la plus grande existait entre nos bataillons de volontaires et les anciens régiments de l'armée régulière du temps de Louis XVI. Quand les colonnes d'assaut s'ébran­lèrent pour attaquer ces hauteurs de Jemmapes défendues par une formidable artillerie, un cri partit à droite : En avant, Navarre sans peur !... Un autre cri répondit à gauche : Vive Auvergne, sans tache !... C'étaient les anciens régiments de Navarre et d'Auvergne, qui poussaient leurs vieux cris de guerre, avant d'aborder l'ennemi.
« J'étais là, a dit un témoin oculaire, à dix pas de Louis-Philippe, de mon général : Les balles pleuvaient autour de nous, mais nous ne ripos­tions pas ; et si l'un tombait, on serrait les rangs et l'on avançait toujours. Je vois encore le duc de Chartres, au milieu du régiment, criant : « Vive la nation ! en avant ! ». Nous traversons la plaine sans subir de trop grandes pertes, car on allait vite, mais voilà tout à coup que par une trouée, nous voyons surgir un régiment de cavalerie autrichienne. Une de nos brigades se disperse en désordre. Si l'ennemi avait su profiter de ce moment d'émotion, pour appuyer fortement sa cavalerie, l'armée, coupée en deux, aurait pu être écrasée. Il n'en fit rien, heureusement. Mais notre brave général a vu le péril. Il se jette au milieu des soldats démoralisés, il les rallie, et en forme une colonne où se mêlent plusieurs bataillons : Ce sera le bataillon de Jemmapes, s'écrie-t-il ; il fond sur l'ennemi, et la lutte devient plus acharnée que jamais. On approche des redoutes autri­chiennes ; la cavalerie va recommencer la manœuvre qui nous a fait tant de mal : cette fois, le Prince qui avait prévu le mouvement, découvre subitement une batterie d'artillerie qui mitraille les escadrons autrichiens ; ceux-ci sont décimés et se replient en bon ordre »…
« ...Plus tard, en rarontant ce moment de la bataille, Louis-Philippe s'exprima ainsi : « J’étais près de l'ennemi ; je pouvais compter les cavaliers, j'étais frappé de leur air martial et leur belle contenance. Tout à coup le canon gronde ; je vois tomber devant moi des rangs entiers de ces hommes tout à l’heure pleins de vie ; le flot de la cavalerie autrichienne recula devant la digue de feu que je lui opposais. Ma première pensée fut pour la joie du succès ; la seconde, aussi rapide et plus profonde, fut pour tous ces malheureux, pour toutes les familles que je venais de priver d'un fils ou d’un frère ; c'est au milieu même de cette victoire de Jemmapes, que je me jurai à moi-même de donner au monde, si jamais tel était mon pouvoir, l’horreur de ces jeux cruels. »…  
Les bataillons, en entrant dans les redoutes, y pénétraient la baïonnette en avant, et s’emparaient de plusieurs canons que la cavalerie autrichienne cherchait vainement à faire rentrer à Mons. Dès ce moment la victoire était certaine. A l'aile gauche, le colonel Thouvenot et le général Ferrand, à l'aile droite les généraux de Beurnonville et de Dampierre ont repoussé les Autrichiens qui sont en pleine retraite. Dumouriez, qui chargea lui-même à la tête d'un escadron, a chassé l'ennemi de toutes ses posi­tions ; il laisse le champ de bataille couvert de ses morts et de ses canons. En résumé, l'honneur de cette grande journée revint principalement au colonel Thouvenot, qui détermina et con­duisit l'attaque de la gauche, et à la présence d'esprit du duc de Chartres qui, à un moment très critique, rallia la cavalerie et l'infanterie au centre, et emporta d'assaut les formidables posi­tions de l'ennemi. Le gain de la bataille avait été chèrement disputé ; les Autrichiens laissaient entre nos mains 1 500 prisonniers, et 4 à 5 000 morts ou blessés ; nous avions fait aussi de grandes pertes, mais c'était la première fois, depuis la guerre, qu'on remportait la victoire en bataille rangée, aussi l'enthousiasme fut-il immense.
Après la victoire de Jemmapes, qui causa une grande joie à Paris et dans toute la France, l'armée française fut promptement maîtresse de la Belgique ; elle jeta même un détachement en Hollande. En effet, le 7 novembre 1792, le général Dumouriez entrait à Mons ; le 12, l'armée fran­çaise continuait sa marche en avant ; le 13, à Anderlecht la route était barrée par 6 000 Au­trichiens, appuyés par un corps d'armée assez fort, que commandait le Prince de Wurtemberg. La lutte fut vive et Dumouriez eut grand peine à maintenir ses positions. Enfin il donne l'ordre au général duc de Chartres d'emporter Anderlecht d'assaut. Le Prince se précipite en avant à la tête de sa brigade pleine d'ardeur, et, après six heures d'un combat acharné contre l'ennemi campé sur des hauteurs, malgré l'infériorité numérique de l'armée française, Anderlecht est pris, et les Autrichiens se retirent en désordre. Le 14, Du­mouriez entrait à Bruxelles. Le 22, il se remet en marche, et un combat s'engage à Tirlemont. Le général Valence commandait la droite, le général Miranda la gauche, et le duc de Chartres le centre. L'ennemi fut battu, et perdit quatre cents hommes. Le 28, Liége était pris, le 29 Anvers, et le 2 décembre Namur ouvrait ses portes. L'armée française prit alors ses quartiers d'hiver, et la reprise des hostilités fut décidée pour la fin de l'hiver de 1793.
           C'est à ce moment que le Duc de Chartres apprend que la Convention vient de mettre Louis XVI en jugement. Il n'hésite pas. Dumouriez lui accorde un congé de quelques jours. Il accourt à Paris. Suivi de sa sœur, la Princesse Adélaïde d'Orléans, de ses deux frères le Duc de Mont­pensier et le Comte de Beaujolais, il se présente à l'improviste devant son père, le Duc d'Orléans, député à la Convention et appelé alors Philippe-­Égalité (1). Le Duc de Chartres le supplie de quitter la France, et de se récuser pour le procès du Roi. On discutait en ce moment la question d'exiler le Duc d'Orléans et toute sa famille, malgré les services rendus à la patrie, par lui et les siens. Philippe-Égalité refusa de partir, mais il promit formellement à ses fils de ne pas prendre part au procès du Roi. Les instances, les menaces des jacobins devaient malheureusement le faire changer de résolution... Décrété d'accusation quelques mois plus tard, Philippe-Égalité péris­sait sur l'échafaud le 6 novembre 1793 (2) un an, jour pour jour, après la victoire de Jemmapes, auquel son fils aîné avait pris une part si glo­rieuse.
A cette époque (5 décembre 1792), au moment où le Duc de Chartres et le Duc de Montpensier combattaient si brillamment, on inscrivait leur sœur, la Princesse Adélaïde, sur la liste des émi­grés en la sommant de quitter Paris dans les vingt-quatre heures et la France sous trois jours. Il eût été dangereux même de réclamer. Sur l'avis de son père, le Duc de Chartres vint cher­cher sa sœur, et la conduisit à Tournay.
La fin tragique de Louis XVI avait excité en Europe la plus vive indignation. Un mois après, la guerre était déclarée à l'Angleterre et à la Hollande. Le général Dumouriez était découragé par la tournure que prenaient les événements po­litiques à Paris. Il y vint offrir sa démission qui fut refusée ; on sentait qu'on avait encore besoin de lui. Mais on ne lui laissa pas exécuter, comme il le comprenait, son plan d'envahissement de la Hollande. Son armée ne put prendre Maëstricht, et subit un échec à Neerwinde (18 mars 1793). A cette bataille, le Duc de Chartres se multiplia : l'aile droite de l'armée française lui dut son sa­lut. Accablée par des forces considérables, les troupes faiblissaient et se repliaient en désordre. Leur jeune général a son cheval tué sous lui. Mais il les rallie, avec un sang-froid intrépide, fait exécuter la retraite en bon ordre, et em­pêche ainsi l'armée ennemie de continuer la pour­suite.
Quand l'échec de Neerwinde fut connu à Paris, les conventionnels (ainsi nommait-on alors les députés), furent dans une profonde colère. Ils en­voyèrent trois commissaires auprès de Dumou­riez. Celui-ci, aigri par ses derniers échecs, ne dissimula pas son indignation contre la Conven­tion, et les lois de sang et de proscription, les unes déjà votées, les autres encore en prépara­tion. De retour à Paris, les commissaires exagè­rent la gravité de leur entretien avec Dumou­riez. Immédiatement, le Comité de Salut public mande à sa barre, non seulement le général Dumouriez, mais aussi le duc de Chartres. Quatre commissaires : Bancal, Quinette, Camus, La­marque et le ministre de la guerre Beurnonville, se rendent, dans le nord, au camp de Saint-Amand. A peine introduits auprès du général Dumouriez, ils lui enjoignent de se soumettre à cet ordre. - Moi, répliqua Dumouriez, aller me livrer à ce tribunal de sang, qui condamne à mort les citoyens les plus innocents ? Allons donc, je ne suis pas assez fou pour cela. Les services que j'ai rendu à mon pays, les victoires que j'ai rem­portées seront-ce des titres à ma justification ? En réalité, de quoi m'accuse-t-on ? Vous ne sau­riez le dire ?... On ne m'écoutera même pas ; c'est ma tête que vous me demandez et aussi celle du général de Chartres. - Eh bien ! ré­pond Camus, je vous suspends de vos fonctions, et je vous révoque... - C'est trop d'impu­dence ! à moi, hussards ! Arrêtez ces hommes, qu'on ne leur fasse aucun mal. Puis, se tournant vers eux : « Souvenez-vous que je vous rends un véritable service, car un jour où l'autre, à Paris, on vous guillotinerait... ». Le soir même, les cinq commissaires escortés par les hussards, partaient pour Tournay, puis Maëstricht où les Autrichiens les reçurent, non comme prisonniers de guerre, mais comme otages, et les retinrent jusqu'en 1796. Dumouriez avait raison car très certaine­ment leur tour serait arrivé de monter sur l'é­chafaud, les Conventionnels y envoyant les plus modérés d'entre eux, comme les plus violents (3).
Le 4 avril 1793, le général Dumouriez sortit de son camp, à cheval, accompagné du Duc de Chartres, des colonels Thouvenot et Montjoie et d'une faible escorte, pour se rendre à Condé, où depuis plusieurs jours était fixée une entrevue avec les chefs autrichiens, pour renouveler des conventions militaires.
A une demi-lieue de Condé, il rencontre une colonne de trois bataillons de volontaires, troupe indisciplinée à laquelle il donne l'ordre de re­brousser chemin, aucun commandant n'ayant pu leur indiquer de se rendre à Condé ce jour-là. Ceux-ci ricanent, et se débandent en criant, et faisant même des gestes menaçants. Surpris de cette démonstration il franchit un fossé, et au milieu des coups de fusils tirés par cette sol­datesque, parvient à s'échapper, et à gagner Bury.
           Le lendemain cependant, le général Dumouriez revint au milieu de son armée. Mais l'arrestation des commissaires envoyés par la Convention était connue, et l'accueil qui lui fût fait fut glacial. Il prit rapidement sa résolution. Il fit mettre le trésor et les équipages sous la protection de l'avant-garde, composée de troupes sûres et fidèles, et adressa de touchants adieux à cette brave ar­mée qu'il avait conduite si souvent à la victoire. Puis, suivi d'un nombreux état-major, composé du général Duc de Chartres, des colonels Thou­venot, Montjoie, Barrois et d'autres officiers, qui pressentaient que la loi des suspects serait bien­tôt appliquée dans l'armée même, il se dirigea sur Mons. Avant de quitter la France, le Duc de Chartres, qui avait été très ému du jugement et de l'exécution de Louis XVI, n'avait pu contenir les sentiments qui l'agitaient.
« Ce jeune Prince, en émigrant, écrivit une lettre très dure à son père, qui ne lui pardonna jamais. Son fils lui reprochait très vivement la mort du Roi. Je me rappelle parfaitement cette lettre, dit Mme Elliott (5) car je l'ai eue deux jours en ma possession. Le Duc la brûla dans ma chambre, la dernière fois qu'il vint chez moi. »
           Quand ces nouvelles furent connues à Paris, on arrêta immédiatement le Duc d'Orléans, Phi­lippe-Égalité, son jeune fils âgé de treize ans et demi, le Comte de Beaujolais, la Duchesse de Bourbon, sa sœur, et le Prince de Conti, son oncle. Un décret du 8 avril les transféra dans les prisons de Marseille, d'où Philippe-Égalité ne sortit, sept mois plus tard, que pour monter sur l'échafaud à Paris, ainsi que nous l'avons raconté plus haut. Par ce même décret, le second fils du Duc d'Orléans, le Duc de Montpensier, adjudant-­général-lieutenant-colonel à l'armée d'Italie, dont le quartier général était alors à Nice, y fut arrêté et conduit en prison à Marseille avec son père et son frère. Il devait y rester trois ans et demi. Seule, la Duchesse d'Orléans, dont la conduite était si touchante et la bienfaisance si grande, obtint de rester provisoirement dans le château de son père, le Duc de Penthièvre, à Vernon : ce Prince était mort le 4 mars 1793, et sa popu­larité était telle que l'on n'avait jamais osé l'in­quiéter.
           La Duchesse d'Orléans, arrêtée au milieu de septembre 1793, fut conduite au Palais du Luxem­bourg, transformé en prison. Les habitants de Vernon avaient vainement tenté de s'opposer par la force à cette mesure. Le laitage était la seule nourriture que son état maladif et l'extrême faiblesse de son estomac lui permettaient de supporter. Une pauvre femme de Sceaux vint tous les jours à la prison de Luxembourg, lui porter du lait et de la crème, pendant les dix-­huit mois que dura sa captivité. Chaque jour, la Duchesse d'Orléans voyait partir quelques-uns de ses compagnons d'infortune ou de ses amis, pour le tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire pour l'échafaud. Pieuse et douce, elle s'attendait à chaque moment à voir arriver son tour, et se préparait à la mort par de fréquentes prières. Un jour, l'ordre vint de la transférer à la Concier­gerie : c'était le signal de sa mort. Le courage de Benoît, le concierge du Luxembourg, la sauva. Sous le prétexte que la Princesse était gravement malade, et point transportable, il refusa opiniâ­trement de la remettre aux agents, chargés par le Comité de Sûreté générale, de la transférer à la Conciergerie. Ce sursis lui sauva la vie, car elle fut oubliée pendant de longs mois. Lorsque la Princesse sortit de cette prison, où elle avait échappé, par miracle, à la mort, elle ne put rien faire accepter à la paysanne qui lui avait porté son lait et qui lui dit : « Vous ne me devez rien... je suis la pauvre femme à qui vous avez fait bâtir une petite maison, et ma vache ne mange que l'herbe du parc qui vous appar­tient ! (6) ».
C'est alors que commença, pour la famille d’Orléans, une série de cruelles épreuves qui devait durer plus de vingt ans.
Le Duc de Chartres était arrivé à Mons, où le Prince de Saxe-Cobourg, commandant en chef l'armée impériale, lui offrit d’entrer au service de l'Empire avec le grade qu’il portait en France. Le Prince refusa énergiquement cette proposition, et ne demanda que des passeports pour lui et César Ducrest, son aide de camp. Il se dirigea sur Liége, Aix-la-Chapelle, Cologne, Francfort, où il apprit l’arrestation des siens à Paris, puis à Bâle, et enfin Schaffhousse où il rejoignit sa sœur, la Princesse Adélaïde, qui était accompagnée de son ancienne institutrice, Mme de Sillery (7). Ils y restèrenl jusqu'au 6 mai, puis allèrent à Zurich, et enfin à Zug. Ils s'installèrent dans une maison isolée, se faisant passer pour Irlandais. Mais reconnus par des émigrés qui ne pardonnaient pas au Duc de Chartres Valmy, l’invasion repoussée à Valmy et à Jemmapes, la situation devenait difficile : les gazettes allemandes donnèrent de la publicité à ce fait, et le Grand-Conseil de Berne reprocha aux magistrats de Zug leur condescen­dance. Sur ces entrefaites, le Comte de Montjoie, fixé à Bâle avec sa famille, vint voir le Duc de Chartres. Il lui apprit que le général de Mon­tesquiou, qui avait rendu de grands services à la Suisse, était à Genève. Celui-ci consulté, se char­gea de faire recevoir Mademoiselle d'Orléans et Mme de Sillery au couvent de Sainte-Claire, à Bremgarten, sous le nom de Mme Lenox ; il enga­geait son frère à parcourir la Suisse sans se fixer nulle part longtemps. Le Duc de Chartres suivit ce conseil et se sépara de sa sœur.
A Bâle, le Prince vendit ses chevaux, car il était sans argent, et n'en conserva qu'un seul : il s'était ainsi procuré une soixantaine de louis. Il dût se séparer d'amis dévoués, et ne garda auprès de lui que son fidèle domestique Beaudoin qui, lorsqu'il quitta l'armée, avait protégé son dé­part avec une rare présence d'esprit.
Quoique malade, Beaudoin voulut accompa­gner son maître. Celui-ci exigea qu'il montât son cheval jusqu'à sa guérison, et les paysans étonnés admirant sa conduite, saluaient ce jeune homme qui montrait tant d'attention pour son serviteur.
 
(1) Le Duc d'Orléans avait dû subir ce nom absurde de Philippe-­Égalité, qui venait de lui être donné par le procureur de la Com­mune de Paris, Manuel.
Il en parlait avec une pitié ironique, et comme Sergent, membre du Conseil général en riait, il lui répondit : « Vous savez bien que je ne suis pas venu à la Commune pour changer mes noms, et que l'on m'a imposé celui-là. Vous avez entendu les tribunes applaudir ce lourd Manuel. Que pouvais-je dire et faire ? Je venais solliciter pour ma fille, qui va être déclarée émigrée, et j'ai dû sacrifier à ce puissant intérêt ma répugnance à prendre ce nom burlesque pour moi ».
(2) Philippe-Égalité arriva à Paris le vendredi 1er novembre 1793. Après avoir subi l'interrogatoire réglementaire, il fut conduit direc­tement à la Conciergerie. Le mardi matin il reçut assignation à comparaître le lendemain devant le Tribunal révolutionnaire, à neuf heures du matin, le mercredi 6. Voidel, ancien membre de l'Assemblée constituante, qui avait publié un mémoire pour sa défense lorsqu'il comparut devant le juge à Marseille, s'entretint avec lui, et paraissait plein de confiance. A dix heures, sous le prétexte imaginaire de conspiration contre la République, le tribunal le condamnait à mort, sans avoir fait la moindre attention aux paroles de Voidel, son avocat. Le Prince entendit son arrêt avec le plus grand calme, et se contenta de dire : « Puisque vous étiez décidés à me faire périr, vous auriez dû chercher, au moins, des prétextes plus plausibles, pour y parvenir, car vous ne persuaderez jamais à qui que ce soit que vous m'ayez cru coupable de tout ce dont vous venez de me déclarer convaincu ; ... au reste, puisque mon sort est décidé, je vous de­mande de ne pas me faire languir ici jusqu'à demain et que je sois conduit à la mort aujourd'hui même... ». L'accusateur public, Fouquier-Tinville, y consentit, et donna les ordres nécessaires. Ra­mené à la Conciergerie, le Duc d'Orléans déjeuna tranquillement, et demanda un prêtre. L'abbé Lothringer, un Alsacien, reçut une lettre de Fouquier-Tinville, le chargeant de donner au Prince les derniers secours de la religion.
Dans une lettre du 23 juillet 1797, l'abbé Lothringer s'exprime ainsi sur les derniers moments du Duc d'Orléans (Annales Catholiques, chez Leclerc (1797). Tome III, supplément, p. 167) : ... « M. le Duc d'Orléans me demande si j'étais le prêtre allemand duquel lui avait parlé la femme du concierge de la Conciergerie, si j'étais dans les bons principes de la religion ; je lui ai dit, que séduit par l'évêque de Lydda, j'avais prêté le serment ; qu'il y avait longtemps que je m'en repentais ; que je n'avais jamais varié de principe dans ma religion ; que je n'attendais que le moment favo­rable de m'en défaire.
« M. le Duc d'Orléans se mettant à genoux, me demande s'il avait encore assez de temps pour faire une confession générale ; je lui ai dit que oui, et que personne n'était en droit de l'interrompre; et il fit une confession générale de toute sa vie. Après sa confession, il me demanda avec un repentir vraiment surnaturel, si je croyais que Dieu le recevrait dans le nombre de ses élus. Je lui ai prouvé, par des passages et des exemples de la Sainte-Écriture, que son noble repentir, sa résolution héroïque, sa foi en la miséricorde infinie de Dieu, sa résignation à la mort le sauveraient infaillible­ment. - Oui, me répondit-il, je meurs innocent de ce dont on m'accuse, que Dieu leur pardonne, comme je leur pardonne. J'ai mérité la mort pour l'expiation de mes péchés, j'ai contribué à la mort d'un innocent, et voilà ma mort ; mais il était trop bon pour ne point me pardonner. Dieu nous joindra tous deux avec Saint Louis... Je ne peux assez exprimer combien j'étais édifié de sa noble rési­gnation, de ses gémissements et de ses désirs surnaturels de tout souffrir dans ce monde et dans l'autre, pour l'expiation de ses péchés, desquels il me demandait une seconde et dernière absolu­tion aux pieds de l'échafaud. »
A trois heures et demie montaient avec le Duc d'Orléans, dans la charrette qui le menait à l'échafaud, quatre personnes: 10 Coustard, ex-lieutenant des maréchaux de France, député à la Convention, dont le seul crime était d'avoir tardé à revenir à Paris, en restant quelques jours à Nantes, après une mission dans l'Ouest, donnée par la Con­vention; 20 Pierre Gondier, agent de change, accusé d'avoir voulu affamer Paris « parce que l'on avait trouvé chez lui une grande quan­tité de pain, rompu en morceaux et gâté, caché dans un coffre placé au 5e étage de sa maison » ; 3° Nicolas de la Roque, ex-noble, ayant un fils émigré, était supposé devoir être en correspondance avec lui ; 40 Antoine Brousse, garçon serrurier, coupable, étant ivre, d'avoir déblatéré contre le drapeau tricolore, et baisant des écus de six livres, d'avoir plaint le sort du ci-devant Roi, qu'il appelait: « Mon pauvre Capet ! »...
La charrette, entourée de gendarmes, le sabre nu, quittait la Con­ciergerie, suivait le Pont au Change, le quai de la Mégisserie, la rue de la Monnaie, la rue Saint-Honoré. Lorsque l'on arriva sur la place du Palais-Royal, près de la rue de la Loi (rue Richelieu) un encom­brement se produisit avec d'autres voitures, et le hasard fit qu'il y eut une station de quelques minutes devant le Palais. La foule exa­minait avec curiosité l'attitude du Duc d'Orléans. Celui-ci, le corps droit, la tête haute, l'air fier et dédaigneux, regardait froidement son palais qui lui rappelait tant de souvenirs... Enfin, quand à quatre heures on atteignit la rue Royale, on entendit un roulement de tam­bours sur la place de la Concorde, auprès de l'échafaud, entouré d'un immense concours de peuple. Le Prince descendit de la charrette d'un pas ferme, sans faiblesse, dit quelques mots à l'abbé Lothringer, l'embrassa, et se livra aux exécuteurs. Il avait quarante-six ans.
(4) Nous avons eu sous les yeux, aux Archives nationales, des rapports officiels, qui prouvent qu'en avril-mai 1793, le Cabinet français entra en négociations avec le maréchal, prince de Cobourg, alors à Mons, et commandant en chef les troupes autrichiennes, pour échanger la Reine Marie-Antoinette, le jeune Dauphin (Louis XVII), Madame Royale (la future Duchesse d'Angoulême), et Madame Élisabeth, contre les quatre commissaires arrêtés par le général Dumouriez.
L'incroyable négligence du Cabinet autrichien, notamment du baron Thugut, directeur de la Chancellerie d'Etat à Vienne, fit ajourner toute décision. Trois mois plus tard, la terreur dominait en France, et il devenait impossible de sauver la famille royale.
(5) Mémoires de Mme Elliott sur la Révolution Française, pages 140 et 141.
(6) Déportée en Espagne par le Directoire, après le Coup d'Etat du 18 fructidor 1797, la Duchesse d'Orléans passa plusieurs années dans ce pays, et, comme on le verra plus loin, assista au mariage de son fils, à Palerme, en 1809. Elle revint en France en 1814, et mourut en 1821, des suites d'un accident arrivé au commencement de fé­vrier. Un domestique avait laissé tomber sur la Princesse un gros livre, dont l'angle la frappa au sein gauche ; une tumeur se forma, augmenta de jour en jour, sans qu'il fût possible de la résoudre comme on s'en était flatté un moment. La Princesse supporta ses souffrances avec une héroïque et pieuse résignation, et mourût dans son chàteau d'Ivry, le 23 juin 1821, entourée de ses enfants et petits-enfants. Elle était née à Paris, le 13 mars 1753.
(7) La comtesse de Genlis, gouvernante de la Princesse, était désignée depuis 1785, sous le nom de son mari, le marquis de Sillery, comte de Genlis.
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