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31 mars 2008 1 31 /03 /mars /2008 04:42

Livre du marquis de Flers paru en 1891, E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que le cinquième chapitre d'une série de douze.


LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 

CHAPITRE V
Départ des Princes français pour la Louisiane. - Arrivée à la Nouvelle-Orléans (17 février 1798). Ils sont arrêtés dans le golfe du Mexique par un bâtiment espagnol. - On s'excuse et ils sont débarqués à La Havane. - Le gouvernement espa­gnol leur fait signifier, à Cuba, que l'Espagne et ses colonies leur sont interdites (21 mai 1799). - Négociations avec le gouvernement anglais. - Arrivée en Angleterre (janvier 1800). - Réunion des trois Princes, avec les Princes de la branche aînée de la Maison de Bourbon. - Curieuse conver­sation de Louis-Philippe avec le Comte d'Artois. - Lettre de Louis-Philippe au Comte de Provence (Louis XVIII). - Le Duc d'Orléans refuse d'entrer dans l'armée des émigrés. - Il ne peut encore pénétrer en Espagne. - Installation de Louis-­Philippe et de ses frères en Angleterre (1800-1808). - Mort du Duc de Montpensier (18 mai 1807). - Mort du Comte de Beaujolais à Malte (30 mai 1808). - Un trait de la vie du Comte de Beaujolais. - Louis-Philippe à Palerme. - Fian­çailles du Duc d'Orléans avec la Princesse Marie-Amélie des Deux-Siciles. - Le gouvernement anglais et les puissances s'opposent à son entrée en Espagne. - Réunion avec la Princesse Adélaïde, sa sœur (janvier 1809), puis avec la Duchesse douairière d'Orléans, à Palerme (15 octobre 1809). - Mariage du Duc d'Orléans, à Palerme, avec la Princesse Marie-Amélie (25 novembre 1809).
                              
Une seule route était possible : atteindre la Louisiane par la navigation des fleuves de l’Amérique, et, de là, gagner la Havane. Les Princes quittèrent Philadelphie le 10 décembre 1797 par la saison la plus rigoureuse, et, après avoir descendu au milieu des glaces l'Ohio et le Missis­sipi, ils arrivèrent à la Nouvelle-Orléans le 17 février 1798. Pendant ce voyage de trois cents lieues, ils n'avaient rencontré que deux ou trois habitations.
Le gouverneur leur témoigna les plus grands égards, ainsi que les habitants, Ils attendirent vainement cinq semaines un bâtiment espagnol, et s'embarquèrent sur un vaisseau américain. Une frégate anglaise interrompit sa marche dans le golfe du Mexique, et le bâtiment américain dut se rendre après quelques coups de canon. Les trois princes furent arrêtés tout d'abord, et assez brutalement. Le duc d'Orléans se fit alors connaître, ainsi que ses frères, au capitaine anglais qui, immédiatement, leur fit offrir de venir à son bord, en ajoutant qu'il se mettait à leur disposition. Pour y monter, on devait se servir d'une corde qui fut si maladroitement lancée, que le Duc d'Orléans tomba à la mer, et ce fut à la nage qu'il aborda le navire où le meilleur accueil lui fut fait. Le capitaine les conduisit à La Havane, selon leur désir, et ils y débarquèrent le 31 mars.
Le roi d'Espagne, Charles IV, ne laissa pas les princes français venir en Espagne. Imbu des préjugés d'une cour à l'esprit étroit et borné, il ne pouvait pardonner au Duc d'Orléans d'avoir servi son pays sous le gouvernement républicain, et d'avoir repoussé l'étranger en 1792. Le 21 mai 1799, le gouverneur de Cuba recevait l'ordre de signifier aux princes français que l'Espagne et ses colonies leur étaient interdites. On offrait de les reconduire à la Nouvelle-Orléans. Ils refusè­rent, et partirent pour les îles anglaises des Bahamas, puis pour Halifax et New-York.
Enfin, après une longue négociation avec le gouvernement anglais, les princes furent auto­risés à venir en Angleterre. Ils s'embarquèrent sur le Grantham et arrivèrent à Falmouth, en janvier 1800, après une traversée de vingt-un jours.
Le Duc d'Orléans comprit que le moment était venu de se rapprocher de la branche aînée de sa famille, et il partit pour Londres, précédant ses frères de quelques jours.
Là, le Comte d'Artois et le Duc d'Orléans se virent plusieurs fois ; mais malgré ses efforts, le frère de Louis XVIII ne put déterminer le Duc d'Orléans à s'enrôler sous le drapeau de l'émigra­tion. Il l'engagea à écrire à Louis XVIII, ce que fit immédiatement le Duc d'Orléans. Sa lettre, très simple, très courtoise, ne désavouait aucune de ses idées : Cela déplut au Comte d'Artois qui osa lui conseiller de parler au Roi de « ses erreurs » - ... « Des erreurs, dit le Duc d'Or­léans ? j'ai pu en commettre comme vous-même. Il aurait donc fallu dire nos erreurs, et ce n'eût été ni poli pour les autres, ni noble pour moi-­même. » ...
Louis XVIII était un homme de l'esprit le plus fin. Il répondit à cette lettre sans qu'aucune allu­sion au passé put froisser le Duc d'Orléans. Le Comte d'Artois, cependant, revint à plusieurs reprises à la charge, mais le Duc d'Orléans refusa obstinément de se joindre à l'armée des émigrés qui rêvaient de renverser Bonaparte, premier consul, avec l'aide de Georges Cadoudal en Bretagne. Le duc demanda et obtint, du gouver­nement anglais, d'être transporté sur une frégate à l'île de Minorque.
A peine arrivé dans cette île, on le sollicita encore d'entrer dans l'armée de Condé, qui devait faire sa jonction prochainement avec l'armée anglaise. La victoire des Français à Marengo, en Italie, arrêta tous ces plans (1800).
Le Duc d'Orléans put quitter Mahon sur une corvette napolitaine, et arriver à Barcelone ; mais la méfiance ou la haine que son nom inspirait au cabinet espagnol lui interdit encore d'entrer en Espagne. Il obtint seulement que sa sœur, la Princesse Adélaïde, pourrait quitter la Princesse de Conti en Hongrie, et rejoindre, en Espagne, leur mère, la Duchesse d'Orléans.
Après tant de voyages lointains, tant d'efforts infructueux pour revoir sa mère, le Duc d'Or­léans s'établit avec ses deux frères en Angleterre, aux environs de Londres, à Twickenham, n'ayant pour eux trois qu'un seul serviteur, et se faisant préparer leurs repas par une femme du pays.
La conclusion de la paix d'Amiens amena la dissolution de l'armée dite de Condé ; Louis XVIII avait dû quitter Mittau, et n'avait obtenu de rester quelque temps en Prusse, qu'en prenant le titre de Comte de Lille et en cessant de se qualifier : Roi de France. Les agents royalistes s'agitaient toujours à Paris, mais le Duc d'Orléans se tint sur la plus grande réserve, et son nom ne fût mêlé à aucune conspiration contre le Premier Consul.
Le chevalier de Broval, l'un de ses premiers instituteurs, l'avait rejoint à Twickenham, et aidait les jeunes princes de sa vieille expé­rience. Ceux-ci vivaient très retirés, très modes­tement, et leur existence, pleine de tenue, inspi­rait le plus grand respect à la société anglaise qui critiquait la vie plus légère des autres princes français. Le Duc d'Orléans se plaisait à visiter les monuments publics et les grands établissements industriels en Angleterre et en Écosse : le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais herbo­risaient et dessinaient, non sans talent. Mais leur santé, à tous deux, avait été très compromise par leur longue captivité dans les prisons de Marseille. Le Duc de Montpensier supporta avec courage une longue agonie, et, atteint d'une maladie de poitrine, il s'éteignit dans les bras de ses frères désolés, le 18 mai 1807, à Christchurch dans le sud de l'Angleterre. En 1829, le Duc d'Orléans put lui faire élever un magnifique tombeau dans 1'église de Westminster à Londres.
Le Comte de Beaujolais était atteint de la même maladie : il le savait, et, malgré les méde­cins qui lui conseillaient de se rendre à Madère, ou au moins à Malte, il ne pouvait se décider à partir, voulant mourir auprès de son frère, et reposer auprès du Duc de Montpensier. Les instances du Duc d'Orléans, qui lui promit de ne pas le quitter, le déterminèrent enfin à se rendre à Malte. La chaleur y devint si forte, qu'après avoir bien supporté tout d'abord le climat de l'île, qui semblait favorable au malade, le Prince re­connut qu'une autre résidence était préférable. Le Duc d'Orléans écrivit au roi de Naples, Fer­dinand IV, pour obtenir la permission de con­duire son frère dans une villa située dans les en­virons du mont Etna. Quand la réponse arriva, le Comte de Beaujolais avait cessé de vivre. Il s'é­teignit à vingt-huit ans, le 29 mai 1808, et fut enterré à Malte avec les plus grands honneurs, dans l'église Saint-Jean, où, en octobre 1843, un superbe mausolée lui fut élevé.
            Comme son frère, le Comte de Beaujolais était ardent patriote : il avait pu prendre part, dans les rangs de l'armée française, aux combats qui repoussèrent l'invasion ennemie en 1792, et il ne pouvait se consoler d'être éloigné de sa chère patrie. Un soir, en 1802, à Londres, il était à l'Opéra. Il apprend que quelques heures plus tard un bâtiment anglais partait pour examiner les préparatifs qui se faisaient au camp de Boulogne. Le prince quitte l'Opéra, obtient de l'Amirauté la permission de monter sur le bâtiment. On a beau lui objecter qu'il risquera sa vie, et inutile­ment, car le bâtiment peut être coulé : « Qu'im­porte, s'écria-t-il ! Au moins j'aurai encore une fois aperçu les rivages de ma chère France que, peut-être, je ne reverrai jamais !... »  Il put heureusement accomplir son projet sans accident.
            Resté seul, le Duc d'Orléans partit pour Mes­sine, où le roi Ferdinand IV lui avait envoyé la réponse la plus affectueuse au sujet du Comte de Beaujolais. Dans sa lettre, le roi lui disait aussi qu'il espérait le voir à Palerme. Le Duc d'Orléans s'y rendit, et ses hautes qualités, le récit de sa vie si bien remplie déjà, firent à la cour la meilleure impression. La cour de Naples avait dû abandon­ner le continent devant les armées françaises, et ne conserver que la Sicile, protégée par les flottes anglaises et napolitaines. Le Roi lui demanda de se rendre en Espagne, avec son fils le prince Léopold, pour le proposer comme régent à la junte de Séville. Ses cousins étaient alors trahis par Napoléon qui cherchait à conquérir l'Es­pagne. Le Duc d'Orléans ne put refuser au Roi, qui venait de lui promettre la main de sa fille, la princesse Marie-Amélie, mais le gouvernement anglais s'opposa à leur débarquement. Le Duc d'Orléans s'embarqua pour l'Angleterre, et ne put même obtenir d'aller voir sa mère, toujours en Espagne. On lui offrit de le reconduire à Naples, mais sans toucher les côtes d'Espagne (janvier 1809). A Portsmouth, il eut la joie de retrouver sa sœur, la princesse Adélaïde, qui arrivait de Gibraltar. Après une séparation de quinze ans, le frère et la sœur se jurèrent de ne plus se quitter. Ils partirent pour Malte d'abord, avec le chevalier de Broval, et la comtesse de Montjoie : en route, ils purent envoyer le chevalier de Broval sur un brick, porter une lettre à leur mère, qui avait quitté Figuières pour s'établir à Port-Mahon, lorsque son habitation avait été bombardée au mois de juin 1808, et que, pour échapper aux bombes, elle avait dû s'enfuir au milieu de la nuit et se réfugier quelques jours à Tarragone.
            Le Duc d'Orléans et Madame Adélaïde restèrent plusieurs mois à Malte, mais le Prince ayant ap­pris que certaines intrigues cherchaient à faire retirer au Roi Ferdinand, et à la Reine Marie Caroline (1) leur parole pour le mariage de leur fille, il se hâta de partir pour Palerme, où, en quelques jours, furent dissipées toutes les préventions contre lui, et ses calomniateurs confondus.
            Vingt-cinq ans plus tard, le roi Louis-Philippe racontait ainsi lui-même comment il avait pu dé­cider la reine Caroline à son mariage (2),
 
                «  J'ai eu, disait-il un soir, en 1834, à un diplomate, M. de Bacourt, beaucoup de peine à arriver en Sicile, quand j'ai voulu m'y rendre pour épouser la Reine. Le Gouvernement anglais ne voulait pas me permettre de faire ce voyage ; j'ai même été ramené de force, sur un bâti­ment anglais qui me prit sur les côtes d'Afrique, et, à mon retour en Angleterre, on me déclara qu'on ne m'en laisserait plus sortir ; plus tard, cependant, on se relâcha de cette rigueur, et, m'étant rendu en Espagne, l'amiral Collinvood consentit à m'envoyer en Sicile, mais il eut soin de me dire : « Vous allez à Palerme, Dieu vous y garde de la reine Caroline ! c'est bien la plus méchante femme qu'il ait jamais créée. »
                « Il est vrai, continua le Roi, qu'elle n'était pas bonne, mais, personnellement, je n'ai eu qu'à me louer d'elle, et je dois lui en savoir doublement gré, puisque j'étais son gendre. Dès que mon arrivée à Palerme lui fut signalée, elle m'attendit sur le perron du palais, et, quand je me présentai, elle me prit par la main, puis, sans m'adresser une seule parole, m'emmena dans son appartement. Là, dans l'embrasure d'une fenêtre, me tenant la tête entre ses mains, elle me regarda longtemps.
            « Je devrais, dit-elle enfin, vous détester, car vous avez combattu contre nous, et néanmoins je me sens du penchant pour vous ; vous venez pour épouser ma fille, eh bien ! je ne serai pas contre vous, mais racontez-moi bien franchement la part que vous avez prise à la Révolution française ; d'avance, je vous pardonne tout, à la condition de tout savoir. »
                « Je fis ma confession entière, et, peu de temps après, j'épousai ma femme. »
 
                La main de la princesse Marie-Amélie lui ayant été officiellement accordée, le Duc d'Orléans ob­tint enfin du gouvernement anglais la permission d'aller chercher sa mère en Espagne, afin qu'elle pût assister à son mariage en Sicile. Il présenta sa sœur à Palerme, à sa nouvelle famille, puis s'embarqua avec elle pour Mahon où ils parvin­rent le 7 septembre 1809. Ils y apprirent que la Duchesse douairière d'Orléans en était déjà partie pour les rejoindre. Celle-ci arriva à Palerme le 15 octobre, et ce fut une grande joie pour le Duc d'Orléans d'être réuni à sa mère, la plus ver­tueuse, la meilleure des Princesses, dont il était séparé depuis tant d'années, et après les vicissi­tudes les plus grandes en Europe, comme dans le Nouveau-Monde. Le Roi et la Reine des Deux-­Siciles entourèrent les Princes et Princesses d'Orléans des plus grands égards, et la Reine rappela à la Duchesse d'Orléans, qu'en 1776, lors de son voyage à Naples, elle était enceinte, et lui avait dit en lui montrant le jeune Duc d'Or­léans (qui portait alors le titre de Duc de Valois) : « S'il plaît à Dieu de me donner une fille, je sou­haite qu'elle soit l'épouse de votre fils »... Son vœu était exaucé. Sa fille, la princesse Marie-­Amélie, qui devait un jour donner, sur le trône de France, le spectacle de toutes les vertus, et mériter jusqu'à la fin de sa vie l'amour et l'affec­tion des Français, avait été élevée par une femme de mérite, Mme d'Ambrosio. Elle lui avait inspiré une piété solide, et en même temps une bienveillance et une tolérance extrêmes, jointes à  une inépuisable charité. C'était à la fois une femme à l'esprit supérieur et d'une grande bonté.
Le contrat de mariage fut signé le 15 novem­bre 1809, et le mariage célébré à Palerme le 25 novembre, dans la chapelle du Palais-Hoya1 (3), où un appartement avait été offert au Duc et à la Duchesse d'Orléans, en attendant que fut res­taurée, agrandie et rendue habitable la rési­dence de Santa-Teresa, qui porte encore aujour­d'hui le nom de Palazzo d'Orléans, et appartient à S.A.R. le Duc d'Aumale.
 
 
(1) La Reine des Deux-Siciles, Marie-Caroline, fille de l'Impératrice d'Allemagne, la grande Marie-Thérèse, avait mis au monde la Prin­cesse Marie-Amélie, le 26 août 1782.
(2) Le Prince de Talleyrand et la Maison d'Orléans, par la comtesse de Mirabeau, chez Calmann Lévy, éditeur.
(3) La Reine des Deux-Siciles, Marie-Caroline, était sœur de la Reine Marie-Antoinette. En 1782, après la naissance de la Princesse Marie-Amélie, une correspondance eut lieu entre les deux sœurs et il se forma une sorte d'accord pour marier un jour la jeune Prin­cesse avec le premier Dauphin, né en 1780, mort en 1789. « Il se trouva loin de Versailles (dit M. Trognon, dans son remarquable vo­lume : Vie de Marie-Amélie, Reine des Français), un cœur pour ressentir, à l'unisson des leurs, la perte qu'ils venaient de faire : Je pleurai beaucoup mon petit-cousin, disait à Claremont la fiancée de sept ans, devenue octogénaire, et elle ajoutait, avec une douce ironie: « Vous voyez que j'avais toujours été destinée à être « Reine de France ... »
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18 février 2008 1 18 /02 /février /2008 03:25
Livre du marquis de Flers paru en 1891, E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que le quatrième chapitre d'une série de douze.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 

CHAPITRE IV
Louis-Philippe repoussé de l'hospice du Saint-Gothard. - ­Aventure dans une grange. - Rencontre d'un négociant français. - Louis-Philippe oblient la place de professeur d'histoire et de mathématiques au collège de Reichenau, eu Suisse. Octobre 1793-Août 1794. - Il reste en Suisse, inco­gnito, jusqu'en mars 1705. -Voyage en Danemark, en Suède et en Laponie. - Le Gouvernement du Directoire, en France, lui fait offrir de mettre ses deux frères et sa mère en li­berté, s'il part pour l'Amérique. - Lettre de Louis-Phi­lippe à sa mère. - Départ de Louis-Philippe pour l'Amé­rique (24 septembre 1796). - Réunion de Louis-Philippe et de ses frères à Philadelphie (8 février 1797). Visite à Washing­ton. - Voyage dans l'Amérique septentrionale. - Aventures chez les Indiens. - Excursion au Niagara et dans le Nord. - Retour à Philadelphie et à Boston, - Décret du 26 sep­tembre 1797 qui exile tous les Bourbons. - La Duchesse douairière d'Orléans déportée en Espagne.
 
Le Duc de Chartres et son compagnon arri­vèrent, le 29 août 1793, devant un hospice au haut du Saint-Gothard (hospice qui fut détruit en 1800 lorsque Russes et Français se battirent sur le Saint-Gothard). Le Prince sonna. - Que voulez­-vous, lui demanda en italien un capucin qui venait d'ouvrir une fenêtre. - Un gîte et de la nourriture pour deux personnes. - On ne reçoit pas ici les piétons, et les piétons de votre espèce. - Mais nous paierons ce que vous voudrez ? - ­Il ne s'agit pas d'argent. Allez en face... Et re­fermant la fenêtre, il désigna un mauvais hangar, où des muletiers se partageaient un fromage. Le Duc de Chartres y passa la nuit et parcourut ensuite le pays des Grisons. A Gordona, on lui re­fusa encore l'hospitalité. La situation était cri­tique. Il pleuvait, et comme la nuit était sombre, l'hôtesse consentit à donner abri au voyageur dans une grange, au milieu du foin. Il s'y en­dormit d'un profond sommeil, quand au matin il fut tout surpris d'apercevoir à ses pieds un jeune homme, un fusil à la main. - Que faites-vous donc là ? lui demanda-t-il. - C'est ma tante qui m'a dit de tirer sur vous, si cette nuit vous vous étiez levé pour la voler. Voyez-vous, elle est avare, ma tante, elle a grand peur des voleurs, et est très méfiante... - Le Prince se mit à rire, paya son écot, et continua sa route.
Au bord du lac des Quatre-Cantons, non loin de Lucerne, il rencontra un prêtre français émigré, qui déballait avec un batelier le prix de son passage et celui d'un marchand français qui était avec lui. Le prêtre était sans ressources, le Duc de Chartres paya pour lui, et les trois Fran­çais causèrent. Le marchand lui apprit qu'il était opticien au Palais-Royal, et qu'il avait vendu bien souvent des lunettes au Duc d'Orléans. Le connaissez-vous ? dit le Duc de Chartres. - Si je le connais ?... parfaitement, lui et tous les siens. Étonnement et léger embarras du Prince, qui s'aperçut que l'opticien se vantait. La même chose lui était déjà arrivée à Coblentz, avec un auber­giste qui lui montrait les portraits de toute sa famille. L'ecclésiastique, soupçonnant un voya­geur de distinction dans le Duc de Chartres, le pria de le prendre comme chapelain. Le Prince le remercia de son offre, mais lui dit que sa posi­tion ne lui permettait pas d'avoir des chapelains.
Pendant qu'il faisait ces excursions, le général de Montesquiou cherchait les moyens de le sortir d'embarras. Le Prince tenait, plus que jamais, à conserver le plus strict incognito. M. de Mon­tesquiou était très lié avec le capitaine Aloyse Jost de Saint-Georges, directeur du Collège de Reichenau. Il apprit qu'une place de professeur au collège était vacante par suite de l'absence d'un émigré français nommé Chabaud La Tour, à qui elle était promise, et qui n'arrivait pas (1). Il fit offrir au Duc de Chartres de l'occuper. Celui-ci subit les examens nécessaires à son admission, et entra en fonctions sous le nom de Chabaud à la rentrée des classes, en octobre 1793, aux appoin­tements de 1 400 francs par an. Le directeur du collège, seul, connaissait son véritable nom.
Le château de Reichenau, où se trouvait le col­lège, est situé dans le canton des Grisons, à deux lieues de Coire. Des magnifiques jardins du col­lège on a une vue superbe. Le Duc de Chartres accepta avec empressement la nouvelle situation qui lui était faite, et pendant huit mois enseigna aux élèves les langues française et anglaise, l'his­toire, la géographie, les mathématiques et la géométrie. La simplicité de ses manières, sa bienveillance jointe à une grande fermeté, le firent promptement aimer de tous ses élèves. Quel spectacle que ce jeune Prince de vingt ans, qui après avoir servi son pays comme soldat avec la plus haute distinction et le plus grand courage, était réduit, par la rigueur des temps, à vivre ignoré ; en exerçant la modeste fonction d'insti­tuteur !...
Au moment où il commençait à s'habituer à sa nouvelle situation, calme et paisible, il apprit la mort tragique de son père... Ce coup le frappa douloureusement. Il demeura encore quelques mois à Reichenau, mais le capitaine Jost, direc­teur du collège, ayant été élu député des Grisons pour représenter Heichenau à l'Assemblée de Coire, le Prince, muni d'un passeport et d'un cer­tificat de bons et utiles services (délivrés tous deux au nom de Chabaud La Tour), partit à pied, et rejoignit, de nuit, le général de Montesquiou à Bremgarten. Ce n'était plus le Duc de Chartres, mais le Duc d'Orléans qui revenait chez son vieil ami, et c'est désormais sous ce nom que nous désignerons le Prince. En Suisse, il prit cependant encore le nom de Corby, un ancien aide de camp du général de Montesquiou. Grand fut l'étonnement de ce Corby qui lui-même vint peu après chez le général sous le nom de Chevalier de Rionel, en voyant un inconnu affublé de son propre nom. Comme il tenait à cacher son existence en Suisse, il se garda bien de réclamer.
Le Duc d'Orléans resta auprès de M. de Montes­quiou jusqu'en janvier 1795 ; mais sa retraite avait ­été découverte, et les gazettes allemandes annon­çaient qu'il vivait fastueusement dans un palais que le général de Montesquiou avait fait bâtir.
A cette époque, la Princesse Adélaïde, sa sœur, quitta le couvent de Bremgarten et partit pour la Hongrie, où sa tante, la Princesse de Conti, lui offrait un asile. Le Prince n'ayant plus à veiller à la sûreté de sa sœur chérie, songea à quitter la Suisse. Il s'éloigna de Bremgarten, le 10 mars 1795, avec son fidèle Beaudoin. Des amis par­tirent, en même temps que lui, pour Brunswick et Hambourg, M. de Montjoie et la Comtesse de Flahaut. Là, il rencontra un vieillard émigré, et qui avait pu, après la mort du Duc d'Orléans, son bienfaiteur, fuir jusqu'à Hambourg. Il ne restait plus au jeune prince que quatre louis dans sa bourse ; il en donna un à ce malheureux. Ayant pu toucher quelque argent, mais non assez pour se rendre en Amérique, il se dirigea vers le Nord et, avec M. de Montjoie et Beaudoin, arriva en Danemark. De Copenhague, le Duc d'Orléans se rendit à Elseneur, à Gothembourg, et enfin s'ar­rêta en Norvège. Il demeura pendant quelques mois à Christiania, puis il longea les côtes de Norvège jusqu'au golfe de Salten, visita le Mals­trom, malgré Ies dangers qui en défendent les abords. A certains mois de l'année des tourbillons se forment auxquels les plus gros, comme les plus petits navires, ne peuvent résister, et sont engloutis.
Le Prince visita les pêcheries des îles Loffoden, dans l'Océan glacial, et, le 24 août l795, arriva à Hemersfeld, dans les îles Qualœ à la pointe la plus septentrionale du Cap Nord. Il était à dix-­huit degrés du pôle arctique, c'est-à-dire à cinq degrés plus près du pôle que les deux seuls Fran­çais qui, avant lui, avaient parcouru ces contrées (le savant Maupertuis et le poète Regnard). Le Duc d'Orléans aimait à étudier les mœurs de ce pays, il questionnait souvent les habitants; et s'habillait comme eux, pour se préserver du froid. Après avoir traversé la Laponie suédoise, il des­cendit à Tornéo, à l'extrémité du golfe Bothnique, se rendit de là à Abo, parcourut une partie de la Finlande et s'embarqua pour les îles d'Aland, et de là pour Stockholm, où il parvint à la fin d'oc­tobre.
L'accueil le plus distingué lui fut fait. Curieux d'assister à un bal à la cour, il avait eu un billet que son banquier lui avait procuré ; il était dans une des tribunes les plus élevées de la salle. Re­connu par l'envoyé de France en Suède, M. de RivaIs, celui-ci le nomma au chancelier, le comte de Sparre, qui avertit le Roi et le duc de Suder­manie, alors régent. Ceux-ci prodiguèrent au Duc d'Orléans les marques de distinction et les offres les plus généreuses. Le Prince y fut très sensible, et en profita uniquement pour visiter mieux en détail la Suède. Il visita les mines de la Délécarlie, et le superbe arsenal de Carlscrona, admirablement organisé pour la construction et les réparations des vaisseaux.
Le Duc d'Orléans revint, par Copenhague et Lubeck, à Hambourg en 1796. On lui renouvela alors les propositions qui lui avaient déjà été faites d'avoir un grand commandement militaire, car on appréciait fort sa valeur et ses talents mili­taires, mais malgré les offres les plus brillantes, appuyées par le Comte de Provence (depuis Louis XVIII), il refusa de porter les armes contre son pays.
Le Directoire, composé de cinq hommes qui gouvernaient alors la France à leur fantaisie, re­doutait la présence du Duc d'Orléans en Europe. Il négocia avec la Duchesse d'Orléans, sa mère, la levée du séquestre de ses biens, et la liberté du Duc de Montpensier et du Comte de Beaujo­lais qui depuis le 8 avril 1793 étaient en prison à Marseille. Mais on ignorait où se trouvait le Duc d'Orléans. Dès que l'on sut, à Paris, qu'il se trouvait à Friedrichstadt, petite ville du Holstein, on lui fit remettre une lettre de sa mère, où, dans leur intérêt à tous, à elle-même, à ses frères, elle le priait de consentir à la demande du gouverne­ment français, et à partir pour les États-Unis.
La Princesse s'exprimait ainsi :
 
« Que la perspective de soulager les maux de ta pau­vre mère, de rendre la situation des tiens moins pénible, de contribuer à assurer le calme de ton pays, exalte ta générosité. »...
 
Le Duc d'Orléans accepta avec empressement, ravi à la pensée que dans quelques mois il aurait retrouvé ses frères en Amérique.
Voici dans quels termes il répondit à la Du­chesse d'Orléans :
 
...« Quand ma tendre mère recevra cette lettre, ses ordres seront exécutés, et je serai parti pour l'Amé­rique ; je m'embarquerai sur le premier bateau qui fera voile pour les États-Unis. Et que ne ferais-je pas, après la lettre que je viens de recevoir ? Je ne crois plus que le bonheur soit perdu pour moi sans ressource, puisque j'ai encore un moyen d'adoucir les maux d’une mère si chérie, dont la position et les souffrances m’ont déchiré le cœur depuis si longtemps !
« Je crois rêver, quand je pense que dans peu j’embrasserai mes frères, et que je serai réuni à eux ; car je suis réduit à pouvoir croire ce dont le contraire m’eût paru jadis impossible. Ce n'est pas cependant que je cherche à me plaindre de ma destinée ; je n’ai que trop senti qu'elle pouvait être encore plus affreuse. Je ne la croirait pas même malheureuse, si, après avoir retrouvé mes frères, j'apprends que notre mère chérie est aussi bien qu'elle peut l’être, et si j'ai pu encore une fois servir ma patrie en contribuant à sa tranquillité, et par conséquent à son bonheur. II n'y a pas de sacrifice qui m’ait coûté pour elle ; et tant que je vivrai, il n’y en a point que je ne sois prêt à lui faire. »
 
Le prince s'embarqua à bord du vaisseau l'America, sortit de l'Elbe le 24 septembre 1796, et le 21 octobre il arrivait à Philadelphie. Ses deux frères avaient été mis en liberté le 5 no­vembre 1796. Le vaisseau suédois le Jupiter, retenu dans la Méditerranée pendant vingt-trois jours, dut faire relâche à Gibraltar. Enfin, après un voyage de quatre-vingt-treize jours, le 8 février 1797, les trois frères étaient réunis, et décidés à unir désormais leurs destinées ; la mort seule devait les séparer.
Avant leur arrivée, le Duc d'Orléans, suivant le conseil de sa mère, était allé remettre à la légation de France, aux États-Unis, une copie du mandat d'arrêt de la Convention contre lui, l'état de ses services militaires et tous les actes relatifs à sa conduite politique. Il tenait, avec raison, à convaincre le Directoire qu'il n'avait nullement été mêlé aux actes du général Dumouriez. Sur le point d'être arrêté, ce qui, à cette époque, équi­valait à une condamnation à mort, il s'y était soustrait par la fuite, mais montrant toujours et partout ce véritable et sincère patriotisme, cet ardent amour pour la France, qu'il conserva jus­qu'à son dernier soupir.
Philadelphie était alors le siège du Gouverne­ment fédéral des États-Unis. Les princes français assistèrent à la séance où le Président Washing­ton adressa au Congrès son dernier discours : ils virent ensuite l'illustre patriote dans sa modeste demeure de Mount-Vernon. En 1797, Washington avait soixante-cinq ans. Ce fut une grande joie pour l'illustre Américain de s'entretenir de la France et des derniers événements avec un mili­taire aussi distingué que le général duc d'Or­léans. Le prince et ses frères furent invités à passer quelques jours chez Washington, à Mount-Vernon. Ils s'y rendirent avec empressement.
Un matin, de bonne heure, le Duc d'Orléans ouvrant sa fenêtre, aperçut le général américain qui revenait d'une inspection de ses ouvriers et de ses terres. La tournée avait dû être longue, à en juger par l'état des chevaux, du maître et du domestique.
Le Duc d'Orléans fut si vivement frappé de cette activité infatigable, qu'au déjeuner il ne put s'empêcher de dire à Washington : « … Nous nous étions quittés tard hier soir, et cependant, ce matin, à six heures et demie, je vous ai aperçu rentrant à cheval. Vous ne dormez donc pas ? - Mais si, au contraire, je dors très bien, Monseigneur, et savez-vous pourquoi ?... C'est que je n'ai jamais écrit une lettre, un mot même, sans me dire que je pourrais le voir imprimé ! Aussi, dès que je suis au lit, je m'en­dors vite, et je repose très tranquillement... »  
Trente-cinq années plus tard, devenu Roi des Français, le Duc d'Orléans se plaisait à rappeler cette conversation de 1797 avec le grand patriote américain.
Washington prépara aux trois princes l'itiné­raire de leur voyage et les munit de lettres de recommandations pour leur route.
Ils parcoururent l'Amérique septentrionale et les Montagnes Bleues, qui séparent la Confédéra­tion du nord au sud, jusqu'à la Géorgie et l'Ala­bama. Ils pénétrèrent même dans la tribu belli­queuse des Indiens Chérokées, très hospitalière pour les Français, qu'ils préféraient aux autres nations.
Un jour, le Duc d'Orléans, fatigué par une longue marche au milieu de ces vastes forêts, avait fait une chute sans gravité, mais il crut prudent de se saigner, et cela en présence des Indiens... Quand il eut arrêté le sang et fermé la veine, il vit ces Indiens si surpris, qu'il leur expliqua par gestes que le malaise dont il souf­frait avait disparu. On le conduisit alors chez un vieillard malade et on lui demanda de le saigner. Après s'être renseigné le plus possible sur l'état du malade, le Prince fit une légère saignée au vieillard qui, quelques heures après, se trouva bien mieux. Saisis de respect et d'admiration, les Indiens le considérèrent comme un Dieu, et lui prodiguèrent les marques du plus profond respect. Mais on ne trouva pas cela suffisant, et on chercha par quels moyens on pourrait lui faire honneur. Dans ces tribus indiennes, toute une famille couche dans la même chambre, sur des nattes rangées par ordre d'âge et de rang. La famille du vieillard invita le Duc d'Orléans à passer la nuit au milieu d'eux, et le Prince ne put se sous­traire à l'insigne honneur de reposer toute une nuit sur les nattes, entre la grand'mère et la grand'tante. Le lendemain, le prince et ses frères partaient, malgré les efforts de ces pauvres Indiens, pour retenir encore quelque temps auprès d'eux le visage pâle, devenu une divinité pour eux (2).
Les jeunes princes se dirigèrent ensuite vers les lacs supérieurs, pour visiter la chute du Niagara. Ils supportèrent avec courage les fatigues de ce long voyage à travers d'immenses savanes, vastes plaines d'herbages ou de hautes forêts, souvent difficiles à traverser. Le Comte de Beau­jolais fut assez sérieusement malade à Pittsbourg, sur les frontières de la Virginie : les soins éclairés du Duc d'Orléans le rendirent bientôt à la santé. Enfin, après avoir été à Buffalo, exposés nuit et jour aux intempéries du climat, souvent mortel aux Européens, ils pénétrèrent dans l'État de New-York, et, au mois de juin 1797, rega­gnaient Philadelphie où sévissait la fièvre jaune. Faute d'argent, ils ne purent quitter cette ville avant le mois de septembre.
Arrivés à Boston, ils apprirent par les journaux qu'à la suite du coup d'État du Directoire, le 18 fructidor, un décret avait été rendu, expulsant de France tous les Bourbons sans exception. La Duchesse d'Orléans, leur mère, avait été déportée, le 26 septembre 1797, en Espagne, avec le Prince de Conti et la Duchesse de Bourbon. Ses fils n'eurent plus d'autre pensée que de la rejoindre : la chose était difficile, car leurs ressources étaient minces, et la guerre entre l'Espagne et l'Angleterre interceptait presque toutes lès:communications.
 
 
 
(1) C'était le nom d'un gentilhomme français protestant, qui fut dé­puté en 1815. Son fils fut le général, baron de Chabaud La Tour, aide de camp du Duc d'Orléans et du Comte de Paris. Député en 1837, il était rapporteur, à la Chambre, de la loi sur les fortifications de Paris, qu'il défendit avec succès contre M. de Lamartine. Député aussi en 1871, puis sénateur, il fut enfin ministre du maréchal de Mac-Mahon.
(2) Après la Révolution de juillet, le Roi Louis-Philippe fit cadeau de la lancette qui lui avait servi en 1797, à un étudiant en médecine, qui s'empressa de la déposer au Musée de l'École de Médecine de Paris.
 
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21 janvier 2008 1 21 /01 /janvier /2008 06:00
Livre du marquis de Flers paru en 1891, E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que le troisième chapitre d'une série de douze.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 

CHAPITRE III
Bataille de Jemmapes (6 novembre 1792). - Comment fut gagnée la bataille. - Combat d'Anderlecht. - L'armée française maîtresse de la Belgique. - Échec à Neerwinde (l8 mars 1793). Habile retraite. - Fureur de la Convention à Paris. - Commissaires envoyés pour arrêter le général Dumouriez. - Ils sont eux-mêmes arrêtés par le général. - ­Départ de Dumouriez pour l'exil accompagné de Louis­-Philippe et de son état-major. - Ordre du jour du géné­ral Dumouriez à son armée. - Arrestation de Philippe-­Égalité et de ses deux fils, le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais. - Premiers voyages de Louis-Philippe en exil. Il parcourt la Suisse (1793). - La Duchesse d'Or­léans pendant la Terreur. - Mort de Philippe-Égalité (6 no­vembre 1793).
 
            La bataille de Valmy avait appris aux Prussiens ce que peut un peuple vaillant, combattant pour la défense de ses foyers. Il était réservé aux Autrichiens de le reconnaître à Jemmapes. Cha­cune des deux armées était composée de 25 000 hommes environ. Du 3 au 5 novembre 1792 il y eut quelques combats d'avant-postes. Le 5 au soir, le général Dumouriez fit bivouaquer ses troupes en face de l'ennemi qui s'était retranché sur les hauteurs de Jemmapes. Les Autrichiens occupaient quatorze redoutes garnies de cent bouches à feu ; dans les bois environnants étaient disséminés les chasseurs tyroliens et une magni­fique cavalerie, placée en arrière, s'apprêtait à fondre sur nos bataillons, dès qu'ils auraient été entamés.
Dumouriez avait ainsi disposé ses troupes : le général de Beurnonville et le général de Dam­pierre formaient l'avant-garde, ayant devant eux la gauche de l'ennemi, le général d'Harville était à droite, et au centre le Duc de Chartres, qui avait ordre d'aborder Jemmapes de front. L'at­taque s'engagea le 6 novembre au matin. Elle a lieu d'abord mollement à droite ; Dumouriez s'en aperçoit, et envoie le colonel Thouvenot prendre le commandement. Celui-ci entraîne les colonnes impatientes, traverse Quaregnon, tourne Jem­mapes, et arrive avec impétuosité sur les Autri­chiens qui reculent, écrasés par une avalanche d'hommes, pleins d'enthousiasme et d'ardeur guerrière. Dumouriez forme en colonnes l'infan­terie du centre et, s'adressant aux soldats : « Voilà les hauteurs de Jemmapes, en avant, à la baïon­nette !... ». L'émulation la plus grande existait entre nos bataillons de volontaires et les anciens régiments de l'armée régulière du temps de Louis XVI. Quand les colonnes d'assaut s'ébran­lèrent pour attaquer ces hauteurs de Jemmapes défendues par une formidable artillerie, un cri partit à droite : En avant, Navarre sans peur !... Un autre cri répondit à gauche : Vive Auvergne, sans tache !... C'étaient les anciens régiments de Navarre et d'Auvergne, qui poussaient leurs vieux cris de guerre, avant d'aborder l'ennemi.
« J'étais là, a dit un témoin oculaire, à dix pas de Louis-Philippe, de mon général : Les balles pleuvaient autour de nous, mais nous ne ripos­tions pas ; et si l'un tombait, on serrait les rangs et l'on avançait toujours. Je vois encore le duc de Chartres, au milieu du régiment, criant : « Vive la nation ! en avant ! ». Nous traversons la plaine sans subir de trop grandes pertes, car on allait vite, mais voilà tout à coup que par une trouée, nous voyons surgir un régiment de cavalerie autrichienne. Une de nos brigades se disperse en désordre. Si l'ennemi avait su profiter de ce moment d'émotion, pour appuyer fortement sa cavalerie, l'armée, coupée en deux, aurait pu être écrasée. Il n'en fit rien, heureusement. Mais notre brave général a vu le péril. Il se jette au milieu des soldats démoralisés, il les rallie, et en forme une colonne où se mêlent plusieurs bataillons : Ce sera le bataillon de Jemmapes, s'écrie-t-il ; il fond sur l'ennemi, et la lutte devient plus acharnée que jamais. On approche des redoutes autri­chiennes ; la cavalerie va recommencer la manœuvre qui nous a fait tant de mal : cette fois, le Prince qui avait prévu le mouvement, découvre subitement une batterie d'artillerie qui mitraille les escadrons autrichiens ; ceux-ci sont décimés et se replient en bon ordre »…
« ...Plus tard, en rarontant ce moment de la bataille, Louis-Philippe s'exprima ainsi : « J’étais près de l'ennemi ; je pouvais compter les cavaliers, j'étais frappé de leur air martial et leur belle contenance. Tout à coup le canon gronde ; je vois tomber devant moi des rangs entiers de ces hommes tout à l’heure pleins de vie ; le flot de la cavalerie autrichienne recula devant la digue de feu que je lui opposais. Ma première pensée fut pour la joie du succès ; la seconde, aussi rapide et plus profonde, fut pour tous ces malheureux, pour toutes les familles que je venais de priver d'un fils ou d’un frère ; c'est au milieu même de cette victoire de Jemmapes, que je me jurai à moi-même de donner au monde, si jamais tel était mon pouvoir, l’horreur de ces jeux cruels. »…  
Les bataillons, en entrant dans les redoutes, y pénétraient la baïonnette en avant, et s’emparaient de plusieurs canons que la cavalerie autrichienne cherchait vainement à faire rentrer à Mons. Dès ce moment la victoire était certaine. A l'aile gauche, le colonel Thouvenot et le général Ferrand, à l'aile droite les généraux de Beurnonville et de Dampierre ont repoussé les Autrichiens qui sont en pleine retraite. Dumouriez, qui chargea lui-même à la tête d'un escadron, a chassé l'ennemi de toutes ses posi­tions ; il laisse le champ de bataille couvert de ses morts et de ses canons. En résumé, l'honneur de cette grande journée revint principalement au colonel Thouvenot, qui détermina et con­duisit l'attaque de la gauche, et à la présence d'esprit du duc de Chartres qui, à un moment très critique, rallia la cavalerie et l'infanterie au centre, et emporta d'assaut les formidables posi­tions de l'ennemi. Le gain de la bataille avait été chèrement disputé ; les Autrichiens laissaient entre nos mains 1 500 prisonniers, et 4 à 5 000 morts ou blessés ; nous avions fait aussi de grandes pertes, mais c'était la première fois, depuis la guerre, qu'on remportait la victoire en bataille rangée, aussi l'enthousiasme fut-il immense.
Après la victoire de Jemmapes, qui causa une grande joie à Paris et dans toute la France, l'armée française fut promptement maîtresse de la Belgique ; elle jeta même un détachement en Hollande. En effet, le 7 novembre 1792, le général Dumouriez entrait à Mons ; le 12, l'armée fran­çaise continuait sa marche en avant ; le 13, à Anderlecht la route était barrée par 6 000 Au­trichiens, appuyés par un corps d'armée assez fort, que commandait le Prince de Wurtemberg. La lutte fut vive et Dumouriez eut grand peine à maintenir ses positions. Enfin il donne l'ordre au général duc de Chartres d'emporter Anderlecht d'assaut. Le Prince se précipite en avant à la tête de sa brigade pleine d'ardeur, et, après six heures d'un combat acharné contre l'ennemi campé sur des hauteurs, malgré l'infériorité numérique de l'armée française, Anderlecht est pris, et les Autrichiens se retirent en désordre. Le 14, Du­mouriez entrait à Bruxelles. Le 22, il se remet en marche, et un combat s'engage à Tirlemont. Le général Valence commandait la droite, le général Miranda la gauche, et le duc de Chartres le centre. L'ennemi fut battu, et perdit quatre cents hommes. Le 28, Liége était pris, le 29 Anvers, et le 2 décembre Namur ouvrait ses portes. L'armée française prit alors ses quartiers d'hiver, et la reprise des hostilités fut décidée pour la fin de l'hiver de 1793.
           C'est à ce moment que le Duc de Chartres apprend que la Convention vient de mettre Louis XVI en jugement. Il n'hésite pas. Dumouriez lui accorde un congé de quelques jours. Il accourt à Paris. Suivi de sa sœur, la Princesse Adélaïde d'Orléans, de ses deux frères le Duc de Mont­pensier et le Comte de Beaujolais, il se présente à l'improviste devant son père, le Duc d'Orléans, député à la Convention et appelé alors Philippe-­Égalité (1). Le Duc de Chartres le supplie de quitter la France, et de se récuser pour le procès du Roi. On discutait en ce moment la question d'exiler le Duc d'Orléans et toute sa famille, malgré les services rendus à la patrie, par lui et les siens. Philippe-Égalité refusa de partir, mais il promit formellement à ses fils de ne pas prendre part au procès du Roi. Les instances, les menaces des jacobins devaient malheureusement le faire changer de résolution... Décrété d'accusation quelques mois plus tard, Philippe-Égalité péris­sait sur l'échafaud le 6 novembre 1793 (2) un an, jour pour jour, après la victoire de Jemmapes, auquel son fils aîné avait pris une part si glo­rieuse.
A cette époque (5 décembre 1792), au moment où le Duc de Chartres et le Duc de Montpensier combattaient si brillamment, on inscrivait leur sœur, la Princesse Adélaïde, sur la liste des émi­grés en la sommant de quitter Paris dans les vingt-quatre heures et la France sous trois jours. Il eût été dangereux même de réclamer. Sur l'avis de son père, le Duc de Chartres vint cher­cher sa sœur, et la conduisit à Tournay.
La fin tragique de Louis XVI avait excité en Europe la plus vive indignation. Un mois après, la guerre était déclarée à l'Angleterre et à la Hollande. Le général Dumouriez était découragé par la tournure que prenaient les événements po­litiques à Paris. Il y vint offrir sa démission qui fut refusée ; on sentait qu'on avait encore besoin de lui. Mais on ne lui laissa pas exécuter, comme il le comprenait, son plan d'envahissement de la Hollande. Son armée ne put prendre Maëstricht, et subit un échec à Neerwinde (18 mars 1793). A cette bataille, le Duc de Chartres se multiplia : l'aile droite de l'armée française lui dut son sa­lut. Accablée par des forces considérables, les troupes faiblissaient et se repliaient en désordre. Leur jeune général a son cheval tué sous lui. Mais il les rallie, avec un sang-froid intrépide, fait exécuter la retraite en bon ordre, et em­pêche ainsi l'armée ennemie de continuer la pour­suite.
Quand l'échec de Neerwinde fut connu à Paris, les conventionnels (ainsi nommait-on alors les députés), furent dans une profonde colère. Ils en­voyèrent trois commissaires auprès de Dumou­riez. Celui-ci, aigri par ses derniers échecs, ne dissimula pas son indignation contre la Conven­tion, et les lois de sang et de proscription, les unes déjà votées, les autres encore en prépara­tion. De retour à Paris, les commissaires exagè­rent la gravité de leur entretien avec Dumou­riez. Immédiatement, le Comité de Salut public mande à sa barre, non seulement le général Dumouriez, mais aussi le duc de Chartres. Quatre commissaires : Bancal, Quinette, Camus, La­marque et le ministre de la guerre Beurnonville, se rendent, dans le nord, au camp de Saint-Amand. A peine introduits auprès du général Dumouriez, ils lui enjoignent de se soumettre à cet ordre. - Moi, répliqua Dumouriez, aller me livrer à ce tribunal de sang, qui condamne à mort les citoyens les plus innocents ? Allons donc, je ne suis pas assez fou pour cela. Les services que j'ai rendu à mon pays, les victoires que j'ai rem­portées seront-ce des titres à ma justification ? En réalité, de quoi m'accuse-t-on ? Vous ne sau­riez le dire ?... On ne m'écoutera même pas ; c'est ma tête que vous me demandez et aussi celle du général de Chartres. - Eh bien ! ré­pond Camus, je vous suspends de vos fonctions, et je vous révoque... - C'est trop d'impu­dence ! à moi, hussards ! Arrêtez ces hommes, qu'on ne leur fasse aucun mal. Puis, se tournant vers eux : « Souvenez-vous que je vous rends un véritable service, car un jour où l'autre, à Paris, on vous guillotinerait... ». Le soir même, les cinq commissaires escortés par les hussards, partaient pour Tournay, puis Maëstricht où les Autrichiens les reçurent, non comme prisonniers de guerre, mais comme otages, et les retinrent jusqu'en 1796. Dumouriez avait raison car très certaine­ment leur tour serait arrivé de monter sur l'é­chafaud, les Conventionnels y envoyant les plus modérés d'entre eux, comme les plus violents (3).
Le 4 avril 1793, le général Dumouriez sortit de son camp, à cheval, accompagné du Duc de Chartres, des colonels Thouvenot et Montjoie et d'une faible escorte, pour se rendre à Condé, où depuis plusieurs jours était fixée une entrevue avec les chefs autrichiens, pour renouveler des conventions militaires.
A une demi-lieue de Condé, il rencontre une colonne de trois bataillons de volontaires, troupe indisciplinée à laquelle il donne l'ordre de re­brousser chemin, aucun commandant n'ayant pu leur indiquer de se rendre à Condé ce jour-là. Ceux-ci ricanent, et se débandent en criant, et faisant même des gestes menaçants. Surpris de cette démonstration il franchit un fossé, et au milieu des coups de fusils tirés par cette sol­datesque, parvient à s'échapper, et à gagner Bury.
           Le lendemain cependant, le général Dumouriez revint au milieu de son armée. Mais l'arrestation des commissaires envoyés par la Convention était connue, et l'accueil qui lui fût fait fut glacial. Il prit rapidement sa résolution. Il fit mettre le trésor et les équipages sous la protection de l'avant-garde, composée de troupes sûres et fidèles, et adressa de touchants adieux à cette brave ar­mée qu'il avait conduite si souvent à la victoire. Puis, suivi d'un nombreux état-major, composé du général Duc de Chartres, des colonels Thou­venot, Montjoie, Barrois et d'autres officiers, qui pressentaient que la loi des suspects serait bien­tôt appliquée dans l'armée même, il se dirigea sur Mons. Avant de quitter la France, le Duc de Chartres, qui avait été très ému du jugement et de l'exécution de Louis XVI, n'avait pu contenir les sentiments qui l'agitaient.
« Ce jeune Prince, en émigrant, écrivit une lettre très dure à son père, qui ne lui pardonna jamais. Son fils lui reprochait très vivement la mort du Roi. Je me rappelle parfaitement cette lettre, dit Mme Elliott (5) car je l'ai eue deux jours en ma possession. Le Duc la brûla dans ma chambre, la dernière fois qu'il vint chez moi. »
           Quand ces nouvelles furent connues à Paris, on arrêta immédiatement le Duc d'Orléans, Phi­lippe-Égalité, son jeune fils âgé de treize ans et demi, le Comte de Beaujolais, la Duchesse de Bourbon, sa sœur, et le Prince de Conti, son oncle. Un décret du 8 avril les transféra dans les prisons de Marseille, d'où Philippe-Égalité ne sortit, sept mois plus tard, que pour monter sur l'échafaud à Paris, ainsi que nous l'avons raconté plus haut. Par ce même décret, le second fils du Duc d'Orléans, le Duc de Montpensier, adjudant-­général-lieutenant-colonel à l'armée d'Italie, dont le quartier général était alors à Nice, y fut arrêté et conduit en prison à Marseille avec son père et son frère. Il devait y rester trois ans et demi. Seule, la Duchesse d'Orléans, dont la conduite était si touchante et la bienfaisance si grande, obtint de rester provisoirement dans le château de son père, le Duc de Penthièvre, à Vernon : ce Prince était mort le 4 mars 1793, et sa popu­larité était telle que l'on n'avait jamais osé l'in­quiéter.
           La Duchesse d'Orléans, arrêtée au milieu de septembre 1793, fut conduite au Palais du Luxem­bourg, transformé en prison. Les habitants de Vernon avaient vainement tenté de s'opposer par la force à cette mesure. Le laitage était la seule nourriture que son état maladif et l'extrême faiblesse de son estomac lui permettaient de supporter. Une pauvre femme de Sceaux vint tous les jours à la prison de Luxembourg, lui porter du lait et de la crème, pendant les dix-­huit mois que dura sa captivité. Chaque jour, la Duchesse d'Orléans voyait partir quelques-uns de ses compagnons d'infortune ou de ses amis, pour le tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire pour l'échafaud. Pieuse et douce, elle s'attendait à chaque moment à voir arriver son tour, et se préparait à la mort par de fréquentes prières. Un jour, l'ordre vint de la transférer à la Concier­gerie : c'était le signal de sa mort. Le courage de Benoît, le concierge du Luxembourg, la sauva. Sous le prétexte que la Princesse était gravement malade, et point transportable, il refusa opiniâ­trement de la remettre aux agents, chargés par le Comité de Sûreté générale, de la transférer à la Conciergerie. Ce sursis lui sauva la vie, car elle fut oubliée pendant de longs mois. Lorsque la Princesse sortit de cette prison, où elle avait échappé, par miracle, à la mort, elle ne put rien faire accepter à la paysanne qui lui avait porté son lait et qui lui dit : « Vous ne me devez rien... je suis la pauvre femme à qui vous avez fait bâtir une petite maison, et ma vache ne mange que l'herbe du parc qui vous appar­tient ! (6) ».
C'est alors que commença, pour la famille d’Orléans, une série de cruelles épreuves qui devait durer plus de vingt ans.
Le Duc de Chartres était arrivé à Mons, où le Prince de Saxe-Cobourg, commandant en chef l'armée impériale, lui offrit d’entrer au service de l'Empire avec le grade qu’il portait en France. Le Prince refusa énergiquement cette proposition, et ne demanda que des passeports pour lui et César Ducrest, son aide de camp. Il se dirigea sur Liége, Aix-la-Chapelle, Cologne, Francfort, où il apprit l’arrestation des siens à Paris, puis à Bâle, et enfin Schaffhousse où il rejoignit sa sœur, la Princesse Adélaïde, qui était accompagnée de son ancienne institutrice, Mme de Sillery (7). Ils y restèrenl jusqu'au 6 mai, puis allèrent à Zurich, et enfin à Zug. Ils s'installèrent dans une maison isolée, se faisant passer pour Irlandais. Mais reconnus par des émigrés qui ne pardonnaient pas au Duc de Chartres Valmy, l’invasion repoussée à Valmy et à Jemmapes, la situation devenait difficile : les gazettes allemandes donnèrent de la publicité à ce fait, et le Grand-Conseil de Berne reprocha aux magistrats de Zug leur condescen­dance. Sur ces entrefaites, le Comte de Montjoie, fixé à Bâle avec sa famille, vint voir le Duc de Chartres. Il lui apprit que le général de Mon­tesquiou, qui avait rendu de grands services à la Suisse, était à Genève. Celui-ci consulté, se char­gea de faire recevoir Mademoiselle d'Orléans et Mme de Sillery au couvent de Sainte-Claire, à Bremgarten, sous le nom de Mme Lenox ; il enga­geait son frère à parcourir la Suisse sans se fixer nulle part longtemps. Le Duc de Chartres suivit ce conseil et se sépara de sa sœur.
A Bâle, le Prince vendit ses chevaux, car il était sans argent, et n'en conserva qu'un seul : il s'était ainsi procuré une soixantaine de louis. Il dût se séparer d'amis dévoués, et ne garda auprès de lui que son fidèle domestique Beaudoin qui, lorsqu'il quitta l'armée, avait protégé son dé­part avec une rare présence d'esprit.
Quoique malade, Beaudoin voulut accompa­gner son maître. Celui-ci exigea qu'il montât son cheval jusqu'à sa guérison, et les paysans étonnés admirant sa conduite, saluaient ce jeune homme qui montrait tant d'attention pour son serviteur.
 
(1) Le Duc d'Orléans avait dû subir ce nom absurde de Philippe-­Égalité, qui venait de lui être donné par le procureur de la Com­mune de Paris, Manuel.
Il en parlait avec une pitié ironique, et comme Sergent, membre du Conseil général en riait, il lui répondit : « Vous savez bien que je ne suis pas venu à la Commune pour changer mes noms, et que l'on m'a imposé celui-là. Vous avez entendu les tribunes applaudir ce lourd Manuel. Que pouvais-je dire et faire ? Je venais solliciter pour ma fille, qui va être déclarée émigrée, et j'ai dû sacrifier à ce puissant intérêt ma répugnance à prendre ce nom burlesque pour moi ».
(2) Philippe-Égalité arriva à Paris le vendredi 1er novembre 1793. Après avoir subi l'interrogatoire réglementaire, il fut conduit direc­tement à la Conciergerie. Le mardi matin il reçut assignation à comparaître le lendemain devant le Tribunal révolutionnaire, à neuf heures du matin, le mercredi 6. Voidel, ancien membre de l'Assemblée constituante, qui avait publié un mémoire pour sa défense lorsqu'il comparut devant le juge à Marseille, s'entretint avec lui, et paraissait plein de confiance. A dix heures, sous le prétexte imaginaire de conspiration contre la République, le tribunal le condamnait à mort, sans avoir fait la moindre attention aux paroles de Voidel, son avocat. Le Prince entendit son arrêt avec le plus grand calme, et se contenta de dire : « Puisque vous étiez décidés à me faire périr, vous auriez dû chercher, au moins, des prétextes plus plausibles, pour y parvenir, car vous ne persuaderez jamais à qui que ce soit que vous m'ayez cru coupable de tout ce dont vous venez de me déclarer convaincu ; ... au reste, puisque mon sort est décidé, je vous de­mande de ne pas me faire languir ici jusqu'à demain et que je sois conduit à la mort aujourd'hui même... ». L'accusateur public, Fouquier-Tinville, y consentit, et donna les ordres nécessaires. Ra­mené à la Conciergerie, le Duc d'Orléans déjeuna tranquillement, et demanda un prêtre. L'abbé Lothringer, un Alsacien, reçut une lettre de Fouquier-Tinville, le chargeant de donner au Prince les derniers secours de la religion.
Dans une lettre du 23 juillet 1797, l'abbé Lothringer s'exprime ainsi sur les derniers moments du Duc d'Orléans (Annales Catholiques, chez Leclerc (1797). Tome III, supplément, p. 167) : ... « M. le Duc d'Orléans me demande si j'étais le prêtre allemand duquel lui avait parlé la femme du concierge de la Conciergerie, si j'étais dans les bons principes de la religion ; je lui ai dit, que séduit par l'évêque de Lydda, j'avais prêté le serment ; qu'il y avait longtemps que je m'en repentais ; que je n'avais jamais varié de principe dans ma religion ; que je n'attendais que le moment favo­rable de m'en défaire.
« M. le Duc d'Orléans se mettant à genoux, me demande s'il avait encore assez de temps pour faire une confession générale ; je lui ai dit que oui, et que personne n'était en droit de l'interrompre; et il fit une confession générale de toute sa vie. Après sa confession, il me demanda avec un repentir vraiment surnaturel, si je croyais que Dieu le recevrait dans le nombre de ses élus. Je lui ai prouvé, par des passages et des exemples de la Sainte-Écriture, que son noble repentir, sa résolution héroïque, sa foi en la miséricorde infinie de Dieu, sa résignation à la mort le sauveraient infaillible­ment. - Oui, me répondit-il, je meurs innocent de ce dont on m'accuse, que Dieu leur pardonne, comme je leur pardonne. J'ai mérité la mort pour l'expiation de mes péchés, j'ai contribué à la mort d'un innocent, et voilà ma mort ; mais il était trop bon pour ne point me pardonner. Dieu nous joindra tous deux avec Saint Louis... Je ne peux assez exprimer combien j'étais édifié de sa noble rési­gnation, de ses gémissements et de ses désirs surnaturels de tout souffrir dans ce monde et dans l'autre, pour l'expiation de ses péchés, desquels il me demandait une seconde et dernière absolu­tion aux pieds de l'échafaud. »
A trois heures et demie montaient avec le Duc d'Orléans, dans la charrette qui le menait à l'échafaud, quatre personnes: 10 Coustard, ex-lieutenant des maréchaux de France, député à la Convention, dont le seul crime était d'avoir tardé à revenir à Paris, en restant quelques jours à Nantes, après une mission dans l'Ouest, donnée par la Con­vention; 20 Pierre Gondier, agent de change, accusé d'avoir voulu affamer Paris « parce que l'on avait trouvé chez lui une grande quan­tité de pain, rompu en morceaux et gâté, caché dans un coffre placé au 5e étage de sa maison » ; 3° Nicolas de la Roque, ex-noble, ayant un fils émigré, était supposé devoir être en correspondance avec lui ; 40 Antoine Brousse, garçon serrurier, coupable, étant ivre, d'avoir déblatéré contre le drapeau tricolore, et baisant des écus de six livres, d'avoir plaint le sort du ci-devant Roi, qu'il appelait: « Mon pauvre Capet ! »...
La charrette, entourée de gendarmes, le sabre nu, quittait la Con­ciergerie, suivait le Pont au Change, le quai de la Mégisserie, la rue de la Monnaie, la rue Saint-Honoré. Lorsque l'on arriva sur la place du Palais-Royal, près de la rue de la Loi (rue Richelieu) un encom­brement se produisit avec d'autres voitures, et le hasard fit qu'il y eut une station de quelques minutes devant le Palais. La foule exa­minait avec curiosité l'attitude du Duc d'Orléans. Celui-ci, le corps droit, la tête haute, l'air fier et dédaigneux, regardait froidement son palais qui lui rappelait tant de souvenirs... Enfin, quand à quatre heures on atteignit la rue Royale, on entendit un roulement de tam­bours sur la place de la Concorde, auprès de l'échafaud, entouré d'un immense concours de peuple. Le Prince descendit de la charrette d'un pas ferme, sans faiblesse, dit quelques mots à l'abbé Lothringer, l'embrassa, et se livra aux exécuteurs. Il avait quarante-six ans.
(4) Nous avons eu sous les yeux, aux Archives nationales, des rapports officiels, qui prouvent qu'en avril-mai 1793, le Cabinet français entra en négociations avec le maréchal, prince de Cobourg, alors à Mons, et commandant en chef les troupes autrichiennes, pour échanger la Reine Marie-Antoinette, le jeune Dauphin (Louis XVII), Madame Royale (la future Duchesse d'Angoulême), et Madame Élisabeth, contre les quatre commissaires arrêtés par le général Dumouriez.
L'incroyable négligence du Cabinet autrichien, notamment du baron Thugut, directeur de la Chancellerie d'Etat à Vienne, fit ajourner toute décision. Trois mois plus tard, la terreur dominait en France, et il devenait impossible de sauver la famille royale.
(5) Mémoires de Mme Elliott sur la Révolution Française, pages 140 et 141.
(6) Déportée en Espagne par le Directoire, après le Coup d'Etat du 18 fructidor 1797, la Duchesse d'Orléans passa plusieurs années dans ce pays, et, comme on le verra plus loin, assista au mariage de son fils, à Palerme, en 1809. Elle revint en France en 1814, et mourut en 1821, des suites d'un accident arrivé au commencement de fé­vrier. Un domestique avait laissé tomber sur la Princesse un gros livre, dont l'angle la frappa au sein gauche ; une tumeur se forma, augmenta de jour en jour, sans qu'il fût possible de la résoudre comme on s'en était flatté un moment. La Princesse supporta ses souffrances avec une héroïque et pieuse résignation, et mourût dans son chàteau d'Ivry, le 23 juin 1821, entourée de ses enfants et petits-enfants. Elle était née à Paris, le 13 mars 1753.
(7) La comtesse de Genlis, gouvernante de la Princesse, était désignée depuis 1785, sous le nom de son mari, le marquis de Sillery, comte de Genlis.
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10 décembre 2007 1 10 /12 /décembre /2007 03:28
Livre du marquis de Flers paru en 1891, E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que le deuxième chapitre d'une série de douze.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 

CHAPITRE II
Louis-Philippe en garnison à Valenciennes. - Une lettre de Louis-Philippe en 1792. - La guerre est déclarée (20 avril 1792). - Combat de Mons. - Louis-Philippe est nommé Maré­chal de Camp. - Il sert sous les ordres des généraux Keller­mann et Dumouriez. - Bataille de Valmy (20 septembre 1792). Brillante conduite de Louis-Philippe. - Il va à Paris. - Sa curieuse conversation avec Danton (24 septembre 1792).
 
            Au milieu d'août 1791, le régiment de dragons, que le Duc de Chartres commandait, fut envoyé à la frontière, car les préparatifs de guerre se poursuivaient avec activité, et personne ne dou­tait qu'elle ne dût bientôt éclater. La garnison du 14e régiment de dragons était Valenciennes. Après quelques jours passés à Paris, le Prince rejoignit ses dragons à Valenciennes, et il y passa l'hiver, remplissant les fonctions de Com­mandant de place. C'est à cette époque que, tout en faisant bravement son devoir, Louis-Philippe laissait percer déjà dans ses entretiens et sa cor­respondance cet amour éclairé de la paix qui devait, quarante ans plus tard, guider sa politique. Au moment même, où ilallait montrer des qua­lités militaires de premier ordre, ilregardait déjà la guerre comme un des fléaux de l'humanité.
            Voici ce qu'il écrivait, en 1792, à M. Tb. de Lameth :
Valenciennes, octobre 1792.
Mon cher Monsieur,
Me voilà ici depuis hier; j'y ai trouvé une nouvelle mission. Comme le plus ancien colonel de la division, j'ai dû prendre le commandement de la place, et je suis fort occupé.
Je viens de recevoir l'avis du décret rendu contre les princes français. Quelle que soit mon opinion sur cet acte, je m'y soumets avec le respect que j'aurai toujours pour les lois de mon pays ; mais je crains bien que les princes de ma famille, qui n'ont pas été élevés comme j'ai eu le bonheur de l'être, ne voient dans ce décret une occasion de troubles, et que dans leur intérêt même ils ne soient disposés à le combattre par la guerre étrangère, la guerre que je regarderai toujours comme le plus ter­rible fléau de l'humanité. Je ne sache pas de plus grand malheur pour une nation...
 
            Depuis Huningue jusqu'à Dunkerque trois corps d'armée défendaient la France sous les ordres du maréchal de Rochambeau, du maréchal Luckner et du général de Lafayette. Le gouver­nement autrichien n'ayant pas donné de réponse satisfaisante sur la réunion des nombreuses troupes réunies dans l'Électorat de Trèves, le 20 avril 1792, la guerre fut déclarée par la France.
Le Duc de Biron, ami du Duc d'Orléans, était chargé du commandement des troupes rassem­blées à Valenciennes et à Maubeuge. C'est sous ses ordres que le Duc de Chartres fit ses pre­mières armes. Biron, avec six escadrons et six bataillons, s'avança sur Quiévrain puis sur le vil­lage de Boussu occupé par les Autrichiens qui défendaient les hauteurs près de Mons. Un combat eut lieu sans grand avantage de part et d'autre, quand tout à coup dans la soirée, une panique nullement justifiée se manifeste dans la cavalerie française. Heureusement que le Duc de Chartres et les officiers se jettent en avant, et arrêtent les fuyards, non sans risquer leur vie plusieurs fois. On crut que la trahison n'était pas étrangère à cette fausse alerte. Le général de Biron rendit hommage aux officiers qui avaient si courageusement fait leur devoir. Le 14 mai le Duc de Chartres était nommé maréchal de camp, en même temps que Berthier, qui plus tard devint Prince de Wagram.
En juin, l'armée française marche sur Cour­trai : le Duc de Chartres prend part à la prise de la ville. Le maréchal Luckner était remplacé par Kellermann. Le jeune Prince, à la tête de sa bri­gade, composée des 14e et 17e dragons, vient se mettre sous les ordres du nouveau commandant : - Corbleu ! lui dit Kellermann, je n'ai pas encore vu d'officier général aussi jeune. Comment diable avez-vous déjà ce grade ? - C'est que je suis le fils de celui qui vous a fait colonel. - Eh bien! je suis enchanté de vous avoir sous mes ordres, car on m'a dit que vous étiez un brave militaire... Tous deux devaient bientôt se couvrir de gloire. La France était envahie. La patrie avait été déclarée en danger au mois de juillet. Grand était l'enthousiasme produit par l'enrôlement des vo­lontaires. De toutes parts arrivaient des batail­lons qui, à peine équipés, partaient pour la fron­tière. En trois jours, la ville de Paris, seule, avait armé et mis sur pied quarante-huit bataillons d'infanterie formant un total de 32 000 hommes. Ces troupes n'étaient pas encore aguerries et étaient peu disciplinées, mais arrivées à Châlons-sur-Marne où le maréchal Luckner commandait la réserve, elles se formèrent vite.
Le général Dumouriez avait reçu le comman­dement en chef de l'armée du Nord. En peu de jours, avec une activité extrême, il accomplit ses réformes et réussit à établir partout l'ordre le plus parfait. C'est qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Les Prussiens avaient pris Longwy, Ver­dun et menaçaient Thionville. Dumouriez comprit que les défilés de l'Argonne étaient la meilleure ligne de défense pour arrêter l'ennemi. Il s'y porta par une marche rapide, et écrivit au Gou­vernement, à Paris, que si ces défilés étaient les Thermopyles de la France il espérait bien être plus heureux que Léonidas. L'immense forêt de l'Argonne s'étend de Passavent à Sedan. Des cinq grands défilés, Dumouriez choisit les deux plus importants, Grandpré et les Islettes. A Paris, on aurait voulu que la Marne fut adoptée comme ligne de défense (ce qui était une erreur), là où était l'armée de Kellermann qui devait faire sa jonction avec celle de Dumouriez. Celui-ci fut inébranlable. Enfin Kellermann se décida à le rejoindre, et prit position, le 19 septembre 1792, sur la gauche de Dumouriez entre Valmy et Dom­martin-la-Planchette. Il campa sur deux lignes; la première sous les ordres du général Valence, la seconde sous ceux du général Duc de Chartres.
L'armée prussienne s'avançait dans les plaines de la Champagne et pénétrant jusqu'à Châlons, s'interposait entre l'armée française et Châlons. Le 20 septembre avant le jour, les hussards prus­siens surprirent, à Gisancourt, le 1er régiment de dragons, derrière le camp de Kellermann. Mais n'ayant pas d'infanterie avec eux, ils durent se replier devant les troupes françaises, qui reprirent ce poste. A six heures du matin commença la canonnade : le combat était engagé. Le Duc de Chartres reçut l'ordre d'établir une forte batterie d'artillerie sur le point le plus élevé des coteaux, au moulin de Valmy. L'ardeur était telle, que le Prince ne put obtenir d'aucun soldat de rester à garder les bagages, et le bataillon de Saône-­et-Loire le supplia de le conduire au combat : « Soit, répondit le Duc de Chartres, je n'exigerai pas que vous gardiez les bagages ; les équipages se garderont tout seuls aujourd'hui. En avant !... » Tout cela avait fait perdre du temps, et il était près de huit heures lorsqu'il parvint, à la tête de son infanterie, au moulin de Valmy: Arrivez vite, lui dit le général Stengel, je ne peux quitter ce poste avant de vous l'avoir laissé, et j'ai ordre d'occuper rapidement, avec mes troupes, la côte de l'Hyron... Il part, et arrive à l'Hyron au moment où s'avançait une colonne prussienne qu'il re­pousse vigoureusement.
Le général Dumouriez, voyant que l'armée de Kellermann aurait à supporter l'effort principal de l'ennemi, avait pris ses dispositions en consé­quence. La canonnade augmentait, et les Prus­siens concentraient le feu de leur artillerie sur le moulin de Valmy, où les Français perdaient beaucoup d'hommes. Sauf un moment, où un obus fit sauter deux caissons pleins de cartouches, ce qui amena un peu de désordre, les troupes du Duc de Chartres, ralliées promptement par leur général, reprirent avec avantage leur place dans la ligne de combat. L'ardeur et l'entrain étaient extrêmes, quand un dragon ou un carabinier se trouvait démonté, il venait se placer dans l'infan­terie, la carabine sur l'épaule, pour continuer à se battre.
Le brouillard se dissipa vers onze heures et on découvrit l'armée ennemie qui se déployait len­tement, mais en très bon ordre : 100 000 hommes étaient en présence. Vers deux heures les Prus­siens se disposaient à marcher en avant, quand leur chef, le duc de Brunswick, intimidé sans doute par l'aspect de l'armée française, et les médiocres résultats obtenus depuis le matin, fit déployer trois fois ses colonnes sans jamais se décider à leur donner l'ordre d'avancer. Jusqu'à la nuit, la lutte fut donc réduite à une canonnade qui ne cessait pas, et les officiers d'artillerie éva­luèrent à 40 000 le nombre de coups de canon tirés par les deux armées ; Kellermann avait presque épuisé les munitions de ses canons à la fin de la journée. La nuit mit fin à la lutte. Le Duc de Montpensier, frère du Duc de Chartres, était son aide de camp à la bataille de Valmy. Il se conduisit à cette bataille de manière à mériter ce témoignage du général Kellermann :
 
Du quartier général de Dampierre-sur-Auve, le 21 sep­tembre 1792, à neuf heures du soir.
Embarrassé du choix, je ne citerai, parmi ceux qui ont montré un grand courage, que M. le Duc de Chartres et son aide de camp, M. le Duc de Montpensier, dont l'extrême jeunesse rend le sang-froid, à l'un des feux les plus soutenus qu'on puisse voir, extrêmement remar­quable...
KELLERMANN (1).
 
Sans être une grande et décisive bataille, Valmy fut un succès pour l'armée française, car c'était la première fois que l'on voyait, depuis le com­mencement de la campagne, une armée étrangère reculer devant la nation luttant pour son indépen­dance. Le roi de Prusse sentit tellement qu'il ferait une faute lourde en cherchant à pénétrer en France, qu'un armistice eut lieu, bientôt suivi de l'éva­cuation totale du territoire français par l'ennemi.
Peu de jours avant la bataille de Valmy, le duc de Chartres avait été nommé gouverneur de Strasbourg ; mais il avait refusé de s'enfermer dans une place forte et avait obtenu de rester dans l'armée active. Le général Dumouriez avait été à Paris, expliquer de vive voix au ministre son plan de campagne pour anéantir les Autri­chiens toujours en France. Il avait été précédé par le Duc de Chartres qui avait donné au mi­nistre de la guerre, Servan, tous les détails sur la journée de Valmy.
M. Taine raconte ainsi le commencement de la curieuse conversation du Prince avec Danton : Nous devons d'en connaître la fin à une personne qui approcha le Roi Louis-Philippe (2) :
 
« Le soir de la bataille de Valmy, le jeune officier est envoyé à Paris pour porter la nouvelle. En arrivant (22 ou 23 septembre 1792) il apprend qu’on l'a remplacé, qu'il est nommé gouverneur de Strasbourg. Il va chez Servan, ministre de la guerre ; on refuse d'abord de l'in­troduire : Servan est malade, au lit, avec tous les mi­nistres autour de lui. Il dit qu'il arrive de l'armée et apporte des nouvelles ; il est admis, trouve en effet Servan au lit, avec différents personnages autour de lui, annonce la victoire. - On l'interroge, il donne des détails. - ­Puis il se plaint d'avoir été remplacé, dit qu'il est trop jeune pour commander avec autorité à Strasbourg, rede­mande son poste dans l'armée active. - « Impossible, répond Servan, la place est donnée, un autre est nom­mé. » Là-dessus un des personnages présents, d'une figure étrange et d'une voix rude, le prend à part et lui dit : « Servan est un imbécile, venez me voir demain, j'arrangerai votre affaire. - Qui êtes-vous ? - Danton, ministre de la justice ». - Il va le lendemain chez Dan­ton qui lui dit : « C'est arrangé, vous aurez le même poste, pas sous Kellermann, mais sous Dumouriez. Cela vous va-t-il ? » - Le jeune homme, enchanté, remercie. L'autre reprend : « Un conseil avant votre départ, vous avez du talent, vous arriverez; mais défaites-vous d'un défaut : vous parlez trop ; vous êtes à Paris depuis vingt-­quatre heures, et, déjà, plusieurs fois, vous avez blâmé l'affaire de septembre... Je le sais, je suis informé. - Mais c'est un massacre ; peut-on s'empêcher de trouver qu'il est horrible ? - C'est moi qui l’ai fait. Tous les Parisiens sont des j... f... Il fallait mettre une rivière de sang entre eux et les émigrés. Vous êtes trop jeune pour comprendre de telles choses. Retournez à l'armée, c'est le seul poste aujourd'hui pour un homme comme vous et de votre rang. Vous avez un avenir; mais n'oubliez pas qu'il faut vous taire. »

            Danton continua ainsi :
« Tout cela, général, nous regarde nous, et non pas vous. Votre rôle n'est pas de faire de la politique, mais de vous battre vaillamment pour votre pays, comme vous l'avez fait jusqu'à présent, je le reconnaît… je sais et je sens fort bien que cette République que nous venons de proclamer ne durera pas. Beaucoup de sang sera encore répandu ; cependant la France sera ramenée par ses vices, peut-être aussi par ses vertus, à la monarchie. Mais l'ancien régime a fait son temps, on ne reviendra pas en arrière, et les conquêtes de la Révolution ne risquent rien ;  elles subsisteront toujours. Une monarchie démocratique sera établie. Jamais la France ne supportera la branche aînée de votre famille !... tandis que vous, qui avez combattu sous le drapeau tricolore, vous aurez de grandes chances de régner. Aussi votre devoir est de vous réserver. Je vous étonne sans doute en vous tenant ce langage, mais vous reverrai-je jamais, dit-il amèrement. Oh ! vous aurez une tâche difficile, celle de donner à ce peuple les deux biens qu'il désire le plus, et qu’il sait le moins garder, l'ordre et la liberté… Vous en aurez une autre non moins grave aussi, celle d’assurer notre indépendance nationale, toujours menacée par la position géographique de Paris. Vous saurez alors, vous qui aurez fait celle glorieuse campagne de 1792, où est le point faible. Il est ici. Souvenez-vous bien que Paris est le cœur de la France, et faites ce que nous n’aurons pas eu le temps de faire, fortifiez bien Paris !... Allez maintenant, général, rejoignez l'armée de Dumouriez, et battez les Autrichiens... »
 
Le Duc de Chartres, très ému, s’inclina sans répondre, et se retira. Quarante ans plus tard, il était Roi des Français, et aimait raconter les détails de cette entrevue. Il se souvenait aussi de la prédiction de Danton, et parvenait, non sans peine, à faire élever les fortifications de Paris, malgré une opposition irréfléchie.
 
(1) Moniteur, 22 septembre 1792.
(2) Les Origines de la France contemporaine, par H. Taine, de l'Académie Française. La Révolution, Tome II ; La Conquête Jaco­bine, pages 284 et 285.
 
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5 novembre 2007 1 05 /11 /novembre /2007 06:49
Livre du marquis de Flers paru en 1891, E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que le premier chapitre d'une série de douze.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 

CHAPITRE PREMIER
Les Ducs d'Orléans depuis Louis XIV jusqu'à Louis-Philippe-­Joseph, père du roi Louis-Philippe. - Enfance de Louis-Philippe ; traits de bonté. - Madame Adélaïde. - Les jeunes Princes chez Bernardin de Saint-Pierre. - Voyage à Spa. - La Cage de fer du Mont Saint-Michel (1788). - Louis-Phi­lippe, colonel du 14e dragons. - Deux prêtres sauvés à Vendôme. - Il sauve la vie à un homme qui se noyait (août 1791). - Couronne civique donnée par la municipalité de Vendôme.
 
Henri IV eut deux fils, de son mariage avec Marie de Médicis. L'aîné, Louis XIII, qui lui suc­céda sur le trône de France, et le second, Gaston, Duc d'Orléans, qui, marié deux fois, ne laissa que quatre filles, lorsqu'il mourut en 1660.
Louis XIII eut, de la Reine Anne d'Autriche, deux fils, Louis XIV et Philippe de France, Duc d'Orléans, etc., qui naquit à Saint-Germain-en-­Laye, le 21 septembre 1640, et mourut au châ­teau de Saint-Cloud, le 9 juin 1701. Philippe de­vint le chef de la Maison d'Orléans. En 1661, il épousa Henriette d'Angleterre, fille du Roi Charles Ier, morte très jeune en 1670, et dont Bossuet fit une si célèbre oraison funèbre. En 1671, il prit pour femme la Princesse Palatine de Bavière, Charlotte-Élisabeth. La jalousie om­brageuse de Louis XIV l'écarta presque toujours des armées du Roi, où il obtint rarement, non sans peine, un commandement. Toutefois, en 1667, il fit la campagne de Flandre, en 1668, celle de la Franche-Comté ; en 1672, la guerre des Pays-Bas. Il montra le plus brillant courage aux sièges de Maëstricht, Besançon, Dôle, Lim­bourg, Saint-Omer, et battit le prince d'Orange près du Mont-Cassel, le 11 avril 1677. L'enthou­siasme de l'armée pour le Duc d'Orléans fut si grand, que Louis XIV en ressentit un dépit qu'il put à peine dissimuler. Aussi, depuis ce jour, il ne parut plus à l'armée que sous les ordres du Roi, en 1678, 1691 et 1692.
Ce fut à cette époque que Louis XIV lui fit don du Palais-Royal. Ce palais, élevé en 1629 par le cardinal de Richelieu, avait été offert à Louis XIII par ce prélat. Louis XIV le dédaigna et habita le Louvre, le Palais-Royal servant de refuge à la veuve et à la fille de l'infortuné Charles Ier. Lors de son mariage avec Henriette d’Angleterre, en 1661, le Duc d'Orléans en prit possession, mais ce ne fut qu'en février 1692, qu’il en obtint la propriété. Il avait eu deux filles (1) de son premier mariage. De son union avec la  Princesse Palatine, Charlotte-Elisabeth de Bavière, il eut : 1° Philippe d'Orléans, Duc d'Orléans, de Valois, de Chartres, de Nemours, de Montpensier, qui fut régent du royaume pendant la minorité de Louis XV. 2° Elisabeth-Charlotte, mariée en 1698 au Duc Léopold-Charles de Lorraine.
           Philippe d'Orléans, né au château de Saint-Cloud, le 2 août 1674, eût, dans sa jeunesse, à souffrir, comme son père, de la jalousie de Louis XIV. Il s'était distingué sous les yeux du roi en 1691 et 1692 aux sièges de Mons et de Namur. A la balaille de Steinkerque il fut blessé ; à la balaille de Nerwinden, en 1693, emporté cinq fois par son ardeur au milieu des ennemis, il faillit être fait prisonnier et échappa à grand peine à la mort, car il refusait de se rendre. Le maréchal de Luxembourg avait félicité ce jeune Prince devant toute l'armée : Il fut reçu froidement à Versailles.
En 1706, il obtint d'être envoyé à l'armée d'Italie contre le Prince Eugène. En y arrivant, il trouva des troupes démoralisées et en désordre. Dans un Conseil de guerre, le Duc d'Orléans ex­posa avec beaucoup de vigueur et de clarté, la nécessité d'attaquer l'ennemi. Soutenu par tous les généraux, il dut cependant s'incliner devant un ordre formel de Louis XIV, que montra le maréchal de Marsin. On resta dans les lignes, bientôt forcées par le Prince Eugène qui rem­porta devant Turin une victoire complète. L'ar­mée fut battue et le Duc d'Orléans dangereuse­ment blessé.
Peu après, il fut chargé, par Louis XIV, du commandement en chef des armées françaises en Espagne, pour soutenir Philippe V. Il s'y con­duisit en habile général, soumit les royaumes de Valence et d'Aragon, prit Xativa, Alcaraz, em­porta d'assaut Lérida, puis Tortose, et en 1708 réussit dans les expéditions de Denia et d'Ali­cante. Philippe V le reçut à Madrid avec les plus grands honneurs.
Devenu Régent du Royaume, le 2 septembre 1715, il montra des qualités de premier ordre, comme chef d'État. Si, sous la Régence, les mœurs furent relâchées, la sévérité outrée de la cour, à la fin du règne de Louis XIV et de la marquise de Maintenon, en fut peut-être la cause. Le Régent n'en gouverna pas moins la France avec beaucoup de sagesse, de prudence, d'habi­leté et rétablit l'ordre dans les finances. En 1718, il avait éteint pour quatre cent millions de dettes. Aux guerres sans cesse renaissantes de Louis XIV succéda la paix. Après l'intolérance du règne précédent, le Régent sut amener la paci­fication des querelles religieuses. Après le despo­tisme de Louis XIV annihilant les Parlements, le Duc d'Orléans réintégra ces Assemblées dans leurs anciens droits de remontrance à la couronne.
Presque par ordre de Louis XIV, le Duc d'Or­léans avait épousé, en 1692, Françoise-Marie de Bourbon, Mademoiselle de Blois, fille légitimée de Louis XIV et de la marquise de Montespan. Il en eut un fils et cinq filles ; Voltaire a dit de lui :
­« C'était un prince à qui on ne pouvait reprocher que son goût ardent pour les plaisirs et pour les nouveautés. De toute la race de Henri IV, Philippe d'Orléans fut celui qui lui ressembla le plus ; il en avait la valeur, la bonté, l'indulgence, la gaîté, la facilité, la franchise, avec un esprit plus cultivé. Sa phy­sionomie, incomparablement plus gracieuse, était cependant celle de Henri IV. Il se plaisait à mettre une fraise, et c'était alors Henri IV embelli... »
Le Régent mourut d'une attaque d'apoplexie au château de Versailles, le 2 décembre 1723.
Son fils Louis, Duc d'Orléans, né au château de Versailles, le 4 août 1703, avait un caractère bizarre.
Il se jeta, jeune encore, dans une dévotion exagérée, et, par moments, sa raison en fut altérée. Très instruit, le fils du Régent joignait à la connaissance des langues orientales, l'étude des sciences naturelles. Il cultiva les plantes médicinales et forma une collection qui fut l'ori­gine du Cabinet d'histoire naturelle qui existe aujourd'hui, car c'est sur l'emplacement même de son jardin que s'élève le Muséum et le Jardin des Plantes. Il avait épousé la Princesse Marie de Bade, qui mourut très jeune en 1726. Il se retira alors à l'Abbaye Sainte-Geneviève où il s'astreignit à la vie monastique la plus dure. Très charitable, il avait plusieurs hommes de confiance à son service, qui l'aidaient à soulager bien des misères, payant les dettes des pères de famille retenus en prison, assurant la subsis­tance d'enfants orphelins ou de vieux soldats. Lorsque le Duc d'Orléans mourut le 4 février 1752, la Reine Marie Leckzinska s'écria : « C'est un bienheureux qui laisse après lui beaucoup de malheureux !... ».
Son fils, Louis-Philippe, Duc d’Orléans, né au château de Versailles le 12 mai 1725, épousa, en 1743, la Princesse Henriette de Bourbon-Conti. Il se destina à la carrière des armes : pendant la campagne de Flandre, en 1743, il se distingua à la bataille de Dettingue, prit part à la victoire de Fontenoy (1745), aux célèbres journées de Rocoux, de Laufeld, et, en 1757, contribua au succès de la bataille d’Hastembeck.
Une intrigue de cour, pendant la puissance de la marquise de Pompadour, l’éloigna de l’armée. Il se retira, en 1763, dans son château de Bagnolet sans se plaindre, et s’entoura d’artistes et de gens de lettres. Mal avec la cour, au moment de la querelle des parlements, il refusa cependant de servir de chef à la noblesse bretonne contre les ministres de Louis XV. En 1759, il avait perdu la Duchesse d'Orléans, dont il avait eu deux enfants qu'il osa faire inoculer, quoiqu’alors la vaccine fut très combattue en France. Il avait l’habitude, comme son père, de faire en secret de nombreuses charités, et dépensait annuellement, à cet usage, près de 300 000 livres.
Louis XV, auquel il témoigna la plus grande déférence, craignant avant tout de lui déplaire, l'en récompensa en permettant, en 1773, son mariage morganatique avec la jeune veuve d’un officier général, la marquise de Montesson, dont la beauté et l'esprit charmèrent ses dernières années. Le Duc d'Orléans mourut d'une attaque de goutte, au château de Sainte-Assise en Brie, le 18 novembre 1785.
Louis-Philippe-Joseph, Duc d'Orléans, issu du premier mariage de son père avec la Princesse Louise-Henriette de Bourbon-Conti, naquit au château de Saint-Cloud, le 13 avril 1747. Il avait obtenu de Louis XV, puis de Louis XVI, de servir dans la marine ; il fit plusieurs campagnes (1772-1778), sur la Méditerranée et l'Atlantique. Après avoir passé par tous les grades, il fut fait lieutenant-général des armées navales, le 4 jan­vier 1777. En 1769, il avait épousé la Princesse Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, fille du Duc de Penthièvre, dernier descendant de la branche légitimée de Louis XIV et de la marquise de Montespan. Il en eut trois fils et une fille. Le 27 juillet 1778, au combat naval d'Ouessant contre les Anglais, le Duc d'Orléans fit preuve d'un cou­rage froid, tranquille et d'une admirable présence d'esprit. A cette époque Louis XVI créait pour lui la charge de colonel-général des hussards et troupes légères avec un régiment colonel-général.
C'était un Prince spirituel, mais léger, et d'une faiblesse extrême, n'ayant jamais l'énergie nécessaire pour résister aux mauvais conseils de ses amis. Louis-Philippe-Joseph adopta les idées nouvelles, fut député de Crépy (Oise), à l’Assemblée nationale en 1789, puis chargé par Louis XVI d'une mission diplomatique à Londres. Comme il était à la fois brave et généreux jusqu’à la prodigalité, il devint très populaire. Après le 10 août 1792, il entra à la Convention comme député de Paris. Nous parlons plus loin du rôle qu’il y joua. Arrêté au Palais-Royal, le 6 avril 1793, conduit en prison à Marseille, ainsi que ses deux fils, le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais, il fut ramené à Paris où il périt courageusement sur l’échafaud, le 6 novembre 1793.
Louis-Philippe d'Orléans, son fils, naquit à Paris le 6 octobre 1773. Il reçut, à sa naissance, le titre de Duc de Valois qu’il porta jusqu’à la mort de son grand-père en 1785. Il prit alors, selon l'usage des aînés de sa maison, le titre de Duc de Chartres. Jusqu'à l’âge de cinq ans, il eut pour gouvernante la marquise de Rochambeau et pour sous-gouvernante Mme Desrois. A cinq ans, le Prince fut confié au chevalier de Bonnard que Buffon avait recommandé spécialement au Duc d'Orléans.
En 1782, la comtesse de Genlis qui, depuis 1778, était gouvernante des deux filles jumelles du Duc d'Orléans (nées en 1777), devint l'institutrice des trois fils du duc d'Orléans. L'aîné, Louis-Philippe, Duc de Valois, avait alors neuf ans, le duc de Montpensier sept, et le Comte de Beaujolais envi­ron trois ans. C'était déroger à l'usage de choisir une femme au lieu d'un gouverneur. Louis XVI, auquel le Duc d'Orléans expliqua les raisons de ce changement, approuva le Prince, ce qui causa même un certain étonnement à la cour.
Mme de Genlis modifia complètement le système employé jusqu'alors dans l'éducation des princes. Elle voulut faire de ces jeunes enfants des hommes instruits, aptes à tout, et les habitua à une véri­table discipline. A sept heures le lever, puis une leçon de latin et d'instruction religieuse, donnée par l'abbé Guyot, suivie d'une leçon de calcul par M. Lebrun. Depuis midi jusqu'à neuf heures du soir, Mme de Genlis présidait à l'éducation, et c'est en sa présence, et sous sa direction, qu'étaient données les leçons de grec, d'allemand, d'anglais, d'italien, de chimie, de botanique et de dessin. Le chevalier de Bonnard ne voulant pas accepter, sur l'éducation des princes, les vues de Mme de Genlis, s'était retiré. Deux valets de chambre, l'un allemand, l'autre italien, ne parlaient jamais aux jeunes princes que leur langue maternelle.
Le Duc de Valois, tout d'abord, était un peu paresseux lorsque Mme de Genlis entreprit son édu­cation. Quelques mois plus tard, il était devenu un élève très appliqué et s’était corrigé de ses petits défauts. Le Prince, lorsqu’il se promenait avec le chevalier de Bonnard au bois de Boulogne, était précédé de deux domestiques chargés d’écarter les chiens dont l'enfant avait grand peur. Mme de Genlis le raisonna si bien à ce sujet, que le Duc de Valois, surmontant sa répugnance, lui demanda un chien, et n'eu plus, à l’avenir, aucune aversion pour cet animal. En même temps, son institutrice lui faisait perdre l’horreur de l’odeur du vinaigre.
L'histoire de France l’intéressait excessivement ; la vie d'Henri IV l'enthousiasmait, et il était ému jusqu'aux larmes, quand on en arrivait au récit de l'assassinat du Roi par Ravaillac. Les victoires du grand Condé et du maréchal de Turenne l’émerveillait, et il promettait à Mme de Genlis de les imiter un jour. La fin prématurée du duc de Bourgogne, l'élève de Fénelon, lui faisait s’écrier avec douleur : « On ne pourrait encore rien dire de moi !... ». La littérature française et la géographie furent apprises avec une extrême facilité. Pendant l'hiver, une des grandes récompenses était d'aller à la Comédie-Française entendre les chefs-d'œuvre de Corneille et de Racine. On avait soin de choisir les spectacles, et, le lendemain, les jeunes Princes faisaient une narration succincte des pièces qu'ils avaient vu jouer la veille.
Une des grandes distractions était aussi la lanterne magique dont les sujets montrés aux enfants étaient tirés de l’histoire sainte et de l’histoire grecque. Enfin, à l'aide de petites cons­tructions en bois faciles à démonter et à remonter, ils apprirent, en jouant, les différents ordres de l'architecture. Un petit carré de jardin était réservé à chacun, et; sous la surveillance d'un jardinier, ils eurent ainsi quelques notions de la botanique.
Les promenades étaient consacrées à la visite des manufactures, des usines, des cabinets d'his­toire naturelle, des galeries de tableaux, des églises et des principaux monuments. Mlle Adé­laïde, restée à quatre ans la seule fille du Duc d'Orléans par la mort de sa sœur jumelle, prenait part à quelques-unes des leçons de ses frères. Elle avait une intelligence précoce, beaucoup d'esprit, mais un penchant à la moquerie et une susceptibilité qui disparurent très vite sous la direction de Mme de Genlis. Jamais la petite Princesse n'avait un mouvement d'humeur ou d'impatience. Très artiste à quatorze ans, elle jouait de la harpe dans la perfection. Elle était très bienfaisante, et se dépouillait sans cesse de ses petits bijoux, pour venir en aide aux mal­heureux.
            Dès son enfance, le Duc de Valois montra trois précieuses qualités : de l'esprit, de l'amour-propre et un bon cœur. Non seulement il apprit vite la littérature, l'histoire, le dessin (2) et les sciences, mais il désira connaître un métier et apprit la menuiserie. Une pauvre paysanne de Saint-Leu était dans la misère. Le Prince voulut lui fabriquer des meubles lui-même, et il lui envoya un jour une grande armoire et une table à tiroir aussi bien travaillées que par le meilleur menuisier. Une autre fois, à treize ans, il assistait à une fonte d'argent chez un orfèvre. Il s’approcha trop près de l'ouvrier et reçut une éclaboussure qui le blessa grièvement. Il ne poussa pas un cri et ce n'est qu'à la fin de l’opération que l'on remarqua son bas déchiré et sanglant. Ce fait est peu de chose en lui-même, mais, comme a dit Jean-Jacques Rousseau : « la physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions : c’est dans les bagatelles que le naturel se découvre ».  L’équitation, la natation, les armes, les longues promenades à pied, l'habitude de se servir seul, à coucher sur un lit de bois recouvert d’une simple natte de sparterie, à braver le soleil, la pluie, le froid, à supporter la fatigue, telle était l’éducation du jeune Prince et de ses deux frères, le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais. Dans une de ses promenades, le hasard mit sur la route du Prince un petit paysan blessé à la jambe et qu'un charlatan voulait amputer. Le Duc de Chartres fit venir un habile chirurgien qui guérit l'enfant sans lui couper la jambe. On peut juger quelle joie pour le pauvre petit et pour sa fa­mille !...
Lorsque mourut le grand-père du Duc de Chartres, en 1785, Louis-Philippe-Joseph, son fils, continua les pensions qui étaient faites par le feu Duc d'Orléans à plusieurs hommes de lettres : il en augmenta même la liste, en accor­dant la même faveur à La Harpe, Marmontel, Pa­lissot, Gaillard, et à l'ami intime de J.-J. Rous­seau, Bernardin de Saint-Pierre.
A cette époque, celui-ci était tombé dans une extrême pauvreté, et le futur auteur de Paul et Virginie (3) accueillit avec joie et reconnaissance les trois fils du Duc d'Orléans, le Duc de Chartres, le Duc de Montpensier, le Comte de Beaujolais, qui avaient tenu à venir, en personne, lui faire part de la décision de leur père. Il fut très sen­sible aux compliments que lui faisait adresser en même temps le Duc d'Orléans, pour son grand ouvrage : Études de la Nature, paru en 1784, et qui avait obtenu un immense succès.
            Les voyages étaient le complément indiqué à l'éducation des fils du Duc d'Orléans. On les habitua à voyager à pied et à cheval, à dormir sur un lit de camp, et à s'instruire dans tout ce qu'ils ne connaissaient pas. Arrivaient-ils dans un port de mer, après avoir parcouru les chantiers de la marine, ils visitaient un grand vaisseau de la ma­rine royale, et, tout à coup, à la stupéfaction des matelots, on les voyait grimper au haut d'une vergue avec les mousses. Lorsque Louis-Philippe fut proscrit en 1793 et exposé pendant bien des années aux privations de tout genre, il put appré­cier et sentir combien lui était précieuse l'éduca­tion donnée pendant ses jeunes années.
En 1787, les Princes accompagnèrent leur mère en Belgique, à Spa, dont les eaux rétablirent la santé de la Duchesse d'Orléans. Aux environs de Spa, aux eaux de la Sauvinière, on leur montra, avec un très beau point de vue, l'ancien château de Franchemont où étaient renfermés les détenus pour dettes : « Tant qu'il y aura des prisonniers derrière ces murailles, s'écria le Duc de Char­tres, ce paysage sera bien triste malgré sa beauté !...». Il proposa d'ouvrir une souscrip­tion qui fut promptement couverte, grâce à sa généreuse initiative, et les pauvres gens ne tar­dèrent pas à être rendus à la liberté.
L'année suivante, les jeunes Princes visitèrent la Touraine, la Bretagne et la Normandie.
A Saint-Valery, le Duc de Chartres et Made­moiselle Adélaïde furent parrain et marraine d'un vaisseau auquel le Prince donna son nom.
A cette époque (1788), il se privait de tout l'argent qu'il recevait et l'employait en œuvres de bienfaisance. Il ne pouvait connaître une infor­tune sans chercher à la soulager et donnait en secret tout l'argent de sa bourse à son valet de chambre pour délivrer un prisonnier. Le 31 dé­cembre 1788, il écrivait à Mme de Genlis, son institutrice : « Je me priverai de mes menus plaisirs jusqu'à la fin de mon éducation, c'est-à-­dire jusqu'au 1er avril 1790 et j'en consacrerai l'argent à la bienfaisance ; tous les premiers du mois nous en déciderons l'emploi... ». Il était alors colonel-propriétaire du 14e régiment de dragons, suivant l'usage de cette époque. Il le passa en revue à Givet, au retour de son voyage de Spa, puis il alla en Bretagne, au Mont Saint-­Michel et il y détruisit de ses propres mains, à coups de hache, la cage dite de fer où, pendant des siècles, avaient souffert tant de prisonniers ! Cette cage était en bois, faite avec de forts ma­driers et était la terreur des prisonniers qu'on y mettait encore, de temps à autre, pendant quel­ques jours, comme punition.
            Le 1er janvier 1789 le jeune Duc de Chartres recevait du roi Louis XVI l'ordre du Saint-Esprit. Quand s'ouvrit l'année 1790, la Révolution était un fait accompli. Le Duc de Chartres, suivant l'exemple des plus grands seigneurs du royaume, se rendit au district de Saint-Roch, fit supprimer tous les titres de noblesse dont on avait fait suivre son nom et ajouta la simple qualité de citoyen de Paris. Il avait dix-sept ans, et il assis­tait régulièrement aux séances de l'Assemblée constituante. Il avait accueilli avec joie les ré­formes, car il détestait l'arbitraire et les abus, mais il rêvait encore l'établissement d'une royauté constitutionnelle, n'admettant pas qu'on pût même mettre en question le nom du Roi Louis XVI. En toute occasion se manifestait son heureuse nature. Quand il apprit que l'Assemblée avait aboli le droit d'aînesse, il s'écria en embrassant ses frères; « J'en suis heureux, mais quand on ne l'eût pas fait, cela n'aurait rien changé entre nous... mes chers frères le savent bien depuis longtemps ! ». Il était l'absolu partisan de l'égalité des droits.
            La fuite et l'arrestation du Roi à Varennes avait surexcité les esprits (21-23 juin 1791). Le Duc de Chartres, depuis le 20 novembre 1785, avait le brevet de colonel du 14e dragons qui portait son nom. Il se trouvait alors à Vendôme, et le 24 juin une procession du Saint-Sacrement fut le prétexte d'une émeute. Le peuple se préci­pite sur deux prêtres, qui se réfugient à grand peine dans une auberge. La municipalité fait demander les dragons pour maintenir l'ordre et faire cesser le trouble qui allait en croissant. Le Duc de Chartres arrive avec quelques-uns de ses dragons. Le tumulte augmente, on veut forcer la porte et massacrer les deux prêtres. Le Duc de Chartres cherche à calmer les plus furieux, en disant combien il serait odieux au peuple de se faire justice lui-même. - Soit ! crie-t-on, on leur fera grâce à cause de vous qui êtes un bon pa­triote, mais qu'ils partent, qu'ils quittent Vendôme de suite. - Vous jurez de les respecter ?... ­Oui, oui, faites-les descendre. Le prince pénètre dans la maison, et s'apprête à faire monter en voiture les deux prêtres, calmes, résolus, et dont les traits montrent la résignation des martyrs... - Non, non, qu’ils s’en aillent à Blois !... - Eh bien ! à pied, dit le Duc de Chartres, mais vous êtes de trop braves gens pour oublier la promesse que vous m'avez faite. Le cortège s'ébranle au milieu des clameurs. Au passage d'un petit pont sans garde-fous, les cris : « A l'eau, à  l'eau ! ». s'élèvent avec force. Le Prince parvient, non sans peine, à franchir le pont. Il croit les prêtres sauvés, car les assistants de­viennent de moins en moins nombreux, quand tout à coup descend de la montagne une nom­breuse troupe de paysans très excités. Ils n'ont rien promis, ils veulent la vie de ces deux prêtres ; l'un d'eux en a déjà saisi un par la soutane, quand le Duc de Chartres parvient à  le dégager; mais on ne l'écoute plus : une inspiration vient au Prince. Conduisons-les en prison, mais respectez leur vie. - Oui, oui, en prison, qu'on retourne à Vendôme. Cet avis est adopté et on allait re­brousser chemin quand un homme s'avance, et couchant en joue avec son fusil un des prêtres : Laissez-moi tuer celui-là, rangez-vous !... D'un bond, le Prince se jette devant lui, et couvrant les deux ecclésiastiques de son corps : « Vous me tuerez d'abord ! »… Ces mots dits, d'une voix vibrante par un militaire qu'ils aiment et res­pectent, en impose aux plus furieux, et les deux prêtres parviennent enfin à la prison de Ven­dôme, d'où la nuit suivante ils purent partir. Mais l'agitation révolutionnaire gagnait la pro­vince. Les Vendômois, mécontents, se dirigent vers l'Oratoire où logeait le supérieur qui avait refusé le serment demandé au clergé ; le Duc de Chartres put encore les apaiser et le supérieur se hâta de quitter Vendôme.
Le lendemain, tout était redevenu calme. La municipalité et la plupart de ceux qui étaient les plus acharnés contre les prêtres vinrent, en pleurant, remercier le colonel des dragons de les avoir empêchés de commettre un crime. Un paysan même arriva chez le Duc de Chartres, en lui offrant une corbeille de fruits : «  Ce sont les plus beaux de mon jardin, mon colonel, et je vous les apporte de bien bon cœur ; c'est moi qui hier, en colère, je ne sais vraiment trop pourquoi, ai voulu tuer le prêtre que vous avez sauvé. Je viens vous remercier de m'avoir épargné un crime ! ».
Le peuple français était encore animé de bons et généreux sentiments, et personne alors n'au­rait pu croire aux massacres qui allaient ensan­glanter la France entière.
            Quelques semaines plus tard, le 3 août 1791, le Duc de Chartres, après une journée de fatigue, était allé se baigner. C'était le soir, et il était en train de remettre ses vêtements, n'ayant avec lui que son domestique, un nègre nommé Édouard Noir. Il entend tout à coup crier : « Au secours, au secours, je me noie ! ». Sans prendre le temps de retirer ses habits, le Prince se jette à l'eau et aperçoit un homme épuisé de fatigue battant l'eau de ses mains : « Courage, mon ami, je viens à vous ». Le malheureux pousse un cri et dis­paraît au moment où sa main seule sortait de l'eau. Le Duc de Chartres parvient à la saisir, mais le noyé se cramponne à son sauveur et paralyse ses mouvements ; le courant les entraîne vers un gouffre qui avait déjà coûté la vie à plusieurs personnes. Heureusement le nègre Édouard s'était jeté à l'eau et nageait vigoureu­sement. Il empêche le noyé de saisir le Prince ; tous trois parviennent au rivage, non sans peine, et raniment le malheureux qui témoigne une vive reconnaissance. C'était un sous-ingénieur des ponts et chaussées à Vendôme, M. Siret.
Le Duc de Chartres avait oublié presque cet incident, mais M. Siret, dans l'élan de sa grati­tude, en rendit compte au club de Vendôme. L'en­thousiasme pour le Prince qui venait de risquer sa vie pour sauver un de ses semblables, fut immense. La municipalité de Vendôme vint en corps le remercier, consigna le fait officielle­ment dans un procès-verbal, et, le 11 août, décerna au Duc de Chartres une couronne civique. Celui-­ci ne put la refuser, et il répondit avec effusion à ce témoignage d'estime et de gratitude (4).
           
             (1) 10 Marie-Louise d'Orléans, née en 1662, mariée malgré elle, en 1679, à Charles II, Roi d'Espagne, morte, dit-on, empoisonnée, en 1689. 20 Anne-Marie d'Orléans, née en 1669, mariée en 1684 à Victor-­Amédée II, Duc de Savoie, morte en 1728. Elle fut mère de la Du­chesse de Bourgogne.
             (2) Carmontelle et Bardin furent les maîtres de dessin du jeune Prince ; mais leurs leçons étaient données sous la surveillance de David, toujours présent.
              (3) Paul et Virginie parut en 1788.
             (4) Cette Couronne était peinte sur toile, et encadrée très simple­ment : Le ruban qui liait la couronne de feuilles de chêne, portait l'inscription suivante : A l'Humanité et au Courage ; décernée par la Ville de Vendôme. Lorsque le Prince quitta Vendôme pour aller avec son régiment de dragons, d'abord en garnison à Valenciennes, puis combattre à la frontière ; il pria un de ses amis, M. de Musset-­Pathay * chez lequel il demeurait à Vendôme, de lui garder cette couronne. Celui-ci pût la conserver pendant la Terreur, et lorsque l'Empire disparut en 1814, il vint à Paris, et l'offrit à Madame la Du­chesse d'Orléans, qui la conserva pieusement à Neuilly, puis aux Tui­leries, comme un noble exemple à montrer à ses enfants.
En 1848, cette couronne fut sauvée du pillage du Palais des Tui­leries, et rapportée en Angleterre, à la Reine Marie-Amélie, qui la plaça dans sa chambre à coucher, au château de Clarernont. La Reine la légua avec les autres souvenirs de famille, échappés aux tempêtes révolutionnaires, à Mgr le Comte de Paris. Elle se trouve actuellement au château d'Eu, avec son vieux cadre simple et mo­deste de 1791, et est placée dans la Salle d'Études des jeunes Princes.
* M. de Musset-Pathay, littérateur né en 1768, mort en 1832, devint en 1794 chef de bureau au Ministère de l'Intérieur, puis à celui de la Guerre, comme ancien officier de génie. Il était le père du grand poète, Alfred de Musset.
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1 octobre 2007 1 01 /10 /octobre /2007 05:41
Livre du marquis de Flers paru en 1891, E Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres.
Ceci n'est que l'avant-propos et suivront douze chapitres.

LE ROI LOUIS-PHILIPPE
VIE ANECDOTIQUE
1773-1850

par le Marquis de Flers
 
 
 
AVANT-PROPOS
Le Béarnais disait à ses amis : « On ne me rendra justice qu'après ma mort ! ». Le comte de Montalivet nous a dit avoir entendu souvent le Roi Louis-Phi­lippe répéter ces douloureuses paroles de son aïeul Henri IV.
Tant de révolutions ont bouleversé la France depuis cent ans, qu'avec l'injustice naturelle aux partis, on a souvent mal apprécié les événements. Les préjugés ont laissé s'accréditer les erreurs, car plus on est proche des révolutions, moins bien on les juge. Après plus d'un demi-siècle, les passions sont calmées, les docu­ments surgissent à l'appui des récits, la vérité se dé­gage alors, et illumine de sa clarté les périodes mal connues de notre histoire.
La génération actuelle connaît, peu ou mal, la vie d'un Prince, qui joua un grand rôle dans l'histoire de son pays, et qui peut être considéré comme un des meilleurs souverains que la France ait possédés. Ra­conter en détails l'existence très accidentée du der­nier Roi des Français, depuis sa naissance, en 1773, jusqu'à sa mort, en 1850, nous a paru une chose utile, nécessaire même, à nous qui depuis notre en­fance professons pour ce Roi une admiration d'autant plus grande, que nous l'avons entendu attaquer avec une incroyable partialité.
En écrivant ces pages, nous nous sommes appliqué à ne froisser personne, et à respecter toutes les con­victions. A l'aide de documents puisés aux sources les plus sûres, en recherchant nos notes, alors que, dans notre jeunesse, nous vivions dans l'intimité d'un des meilleurs amis du Roi, le comte de Montalivet, un de ses exécuteurs testamentaires, nous avons eu pour but d'éclairer les indifférents, et de dissiper des préventions injustifiées.
Lorsque Louis-Philippe accepta la Couronne en 1830, il sauva la France de l'anarchie, après avoir tout tenté pour n'être que le régent du Roi Henri V. Bien peu le savent. Au contraire, n'a-t-on pas dit et répété à satiété, qu'il avait préparé et exploité la révolution, contre le Roi Charles X. Rien n'est plus inexact. Nous avons l'espoir que le lecteur, après avoir lu le chapitre consacré à la Révolution de Juillet, sera édifié, et reconnaîtra que le Duc d'Orléans, à cette époque, n'avait le choix qu'entre l'exil ou le trône. Les dix-huit années de grandeur et de prospérité qu'il a données à la France montrent qu'il a agi conformément aux véritables intérêts du pays, et si son cœur a dû saigner de voir ses parents partir pour un exil im­mérité, sa conscience a pu lui répondre qu'il n'avait rien négligé pour éviter cette déplorable révolution. S'il avait refusé la couronne, c'était la République pro­clamée, c'est-à-dire à l'intérieur l'anarchie, et la fin de la liberté, à l'extérieur, une coalition de l'Europe inquiète et hostile, bientôt la guerre, et peut-être l'invasion !...
La République, qui use tant les mots sans user les choses, donne-t-elle, aujourd'hui encore, la Liberté, l'Égalité, la Fraternité, si pompeusement affichées sur les monuments publics ? De 1830 à 1848, on a pu jouir vraiment de cette liberté légale, de cette égalité devant la loi, et de cette fraternité avare de sang humain, prodigue de clémence, qui furent les carac­tères distinctifs de la Monarchie de Juillet.
Mais ce n'est point l'histoire de ce règne que nous prétendons écrire ; des plumes plus autorisées que la nôtre s'en sont déjà acquittées. Ce que nous avons voulu faire, c'est retracer en détails la vie d'un Prince, féconde en anecdotes souvent piquantes, parfois iné­dites, toujours fort curieuses. L'existence entière du Roi Louis-Philippe a l'intérêt d'un véritable roman, où se succèdent les aventures les plus étranges. Pour tout lecteur impartial des pages que nous venons d'é­crire, il ressortira ce fait éclatant : c'est qu'en 1792, en 1814, comme en 1830 et en 1848, ce Prince fut, avant tout, et en toutes circonstances, un grand et sincère patriote, préoccupé toujours, et exclusivement de son pays, qu'il aimait passionnément.
Nous avons fait suivre notre travail d'un grand nombre de documents inédits et de lettres autographes, du Roi Louis-Philippe et de sa famille, ainsi que des Ducs d’Orléans, depuis Louis XIV jusqu'à nos jours. La plus grande partie de ces pièces provient du cabinet du Roi Louis-Philippe. Depuis quarante ans, mon père d'abord, moi ensuite, nous avons acheté en ventes pu­bliques la presque totalité de ces documents, examinés par l’excellent et intelligent expert, Étienne Charavay, qui en a reconnu l'authenticité absolue.
            On y verra en leur plein jour la bonté du Roi Louis-­Philippe, en même temps que son véritable et constant souci des intérêts de l'État ; l'inépuisable charité de la Reine Marie-Amélie, cette mère admirable, s'oubliant elle-même quand il s'agissait, pour ses fils, de servir la France. On connaîtra mieux, la sœur du Roi, Madame Adélaïde, à l'esprit droit, élevé, et d'une intelligence su­périeure ; tous ces Princes d'Orléans, enfin, au cœur che­valeresque, aimant ardemment la France, tellement qu'un homme d'esprit les comparait avec justesse à la vraie mère du jugement de Salomon s'écriant : « J'accepte tout, tout, pourvu que l'enfant vive !... ».
Nous avons dû faire un choix dans les nombreux dossiers que nous possédons, et par une respectueuse déférence pour d'augustes et vénérées mémoires, garder par devers nous bien des pièces intimes. Mais, avec les 130 lettres ou documents inédits que nous donnons aujourd'hui, nous sommes certain que le lecteur s'expliquera notre admiration pour le Roi Louis-Philippe, la Reine Marie-Amélie et leurs enfants, et qu’il comprendra la vivacité de nos sentiments à leur égard.
Ce Roi honnête homme et scrupuleux observateur des lois, a légué son patriotisme à ses enfants et petits-enfants. Si ce volume sert à mieux faire connaître et apprécier, par mes concitoyens, l’aïeul de Mgr le Comte de Paris, ce Prince qui, en réparant les maux dont nous souffrons, peut seul préparer l’avenir avec un gouvernement vraiment national, royale parole, « le droit pour base, l’honnêteté pour moyen, la grandeur morale pour but », si le lecteur, comparant le passé avec le présent, envisage quels biens précieux la France a perdus avec la Monarchie, et sans relâche, sans découragement,  travaille à les lui rendre, l'auteur aura la plus belle, la plus douce récompense qu'il ait jamais pu rêver.
                                                                                                                                                                                                        LE MARQUIS DE FLERS.
Septembre 1891.
 
 
NDLR : Le format du blog ne permet pas de reproduire les lettres en fac-similé ajoutées dans ce livre, mais celles en texte le seront au fil des chapitres…
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